samedi 29 juin 2013

(extrait) A travers un verger, Philippe Jaccottet


II

     Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elle mentent, égarent, ou si elles guident?  Moi qui suis de loin en loin ramené à elles, moi qui n'ai qu'elle ou à peu près, je me mets en garde contre elles.  Quand on vieillit, le regard intérieur se fait myope. On rêve moins. On devient plus avide et plus avare.  On vieillit quand on commence à se retourner.

     C'est un fait que j'ai été émerveillé par ce verger - et c'est un fait aussi que je ne suis parvenu ni à le comprendre, ni à en communiquer une juste image. D'autre part, j'hésite à m'y ressayer, comme si c'était une perte de temps, comme si j'y croyais moins, aussi.  Ou bien, tout en y croyant encore un peu, je devine qu'il faudrait s'y prendre autrement, plus obliquement. Sans être assuré quand même d'aboutir où que ce soit.

     Je crois deviner pourquoi m'est venue l'image du voyageur qui franchit un col sous la neige. Ce doit être une vieille rêverie, où entrent des souvenirs de marches en montagne réelles, d'autres de lectures parmi lesquelles je distingue l'Etude à propos des chansons de Narayama, un passage qui m'a toujours ému de la Mnémosyne de Höderlin ( "Et la neige comme des muguets de mai qui signifient / Noblesse d'âme..."), certains Haï-ku décrivant des passages de frontières.  Mais ces souvenirs ne me sont pas restés, ces images ne m'ont pas atteint sans raison.  Une fois de plus, il doit s'agir du désir profond, craintif, de passer sans peine un seuil, d'être emporté dans la mort comme par une magicienne.  Un tourbillon de neige, qui aveugle, mais qui serait aussi une multiplicité de caresses, un étoilement de bouches fraîches, tout autour de vous - et dans cette enveloppe, grâce à ce sortilège, on est ravi dans l'inconnu, on aborde à une Terre promise.  Une rêverie très intérieure, émergeant à propos d'une chose qui vous a frappé aussi profondément, quoique rapidement, mais sans que le rapport soit nécessairement fondé.  J'hésite plus qu'autrefois à m'y laisser aller, il m'arrive même de souhaiter la briser comme on déchire une page, rageusement. 

(...)
A travers un verger, Philippe Jaccottet, édition Fata Morgana, illustrations de Pierre Tal Coat, 1975.



    

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