mercredi 26 février 2020

lundi 24 février 2020

"Plassans", chapitre II, La Fortune des Rougon, Emile Zola, 1871

Pour ses romans, La Fortune des Rougon et La Conquête de Plassans, Emile Zola s'inspire d'une ville qu'il connaît bien pour y avoir vécu enfant et adolescent, Aix-en-Provence. Né à Paris en 1840,  Emile Zola et sa famille s'installent à Aix en 1843. Son père, ingénieur des travaux publics, est responsable de la construction du barrage Zola, mais il meurt prématurément en 1847. Dans les deux romans situés à Plassans, la ville décrite par Zola est calquée sur Aix.  La Cathédrale Saint Sauveur devient Saint-Saturnin, le cours Mirabeau est rebaptisé cours Sauvaire, la place des Prêchers devient la place des Recollets et la rue Thiers la rue de la Banne.  Le début du chapitre II de La Forture des Rougon, décrit la ville de province.
  

"Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d’un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes, la route de Nice, qui descend à l’est, et la route de Lyon, qui monte à l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d’heure avant d’atteindre ces maisons.
Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d’ailleurs encore aujourd’hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d’églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.
Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nom d’une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d’herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s’étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très-vanté dans le pays. Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente, et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s’agrandir.

Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la porte de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est, de la Grand’-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue, au fond d’une petite place plantée d’arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très-fiers.

Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne servent aujourd’hui qu’à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand’-Porte, s’ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout de la ville. Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d’énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d’ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n’introduisait les gens qu’après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchait dehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s’était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d’un bourgeois dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.
La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très-enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là, et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d’eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.
Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent aux environs ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sont des morts s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d’un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l’entre-bâillement d’une porte.
La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l’endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l’édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d’un autre âge ».


D’ailleurs, les plus sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu’un marquis ou un comte veut bien les honorer d’un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d’être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur fait crier très-haut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.

Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d’être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays, les huiles, les vins, les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s’il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D’ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays.


Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire, le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s’établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent 

par la Grand’-Porte et prennent, à droite, l’avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d’un siècle, la noblesse a choisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, toute l’après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d’avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant plus se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville.

Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances."

mercredi 12 février 2020

"La noyée", Serge Gainsbourg, 1971


"La noyée", album Inédits, les Archives, 1958 - 1981


Tu t'en vas à la dérive
Sur la rivière du souvenir
Et moi courant sur la rive
Je te crie de revenir
Mais lentement tu t'éloignes
Et dans ma course éperdue
Peu à peu je te regagne
Un peu du terrain perdu

De temps en temps tu t'enfonces
Dans le liquide mouvant
Ou bien frôlant quelques ronces
Tu hésites et tu m'attends
En te cachant la figure
Dans ta robe retroussée
De peur que ne te défigurent
Et la honte et les regrets

Tu n'es plus qu'une pauvre épave
Chienne crevée au fil de l'eau
Mais je reste ton esclave
Et plonge dans le ruisseau
Quand le souvenir s'arrête
Et l'océan de l'oubli
Brisant nos coeurs et nos têtes
A jamais nous réunit

dimanche 9 février 2020

Carnaval














samedi 8 février 2020

"Rivière", Stephan Eicher et Philippe Djian


"Rivière", sur l'album Carcassonne, de Stephan Eicher, avec Philippe Djian, 1993

mercredi 5 février 2020

Alain PONTARELLI au Musée des Gueules Rouges à Tourves. Article pour le catalogue.



Alain Pontarelli m'a fait l'amitié de me demander d'écrire sur son travail pour le catalogue de l'exposition Gueules rouges, cols bleus et mains rouillées au Musée des Gueules Rouges à Tourves, exposition à voir du 1er février au 31 mai 2020. Voici le texte.


Hommage aux Gueules rouges

Pour l’exposition au Musée des Gueules Rouges de Tourves, les pièces créées mêlent des matériaux variés, fer tors, tôles, végétaux, bois brut, vêtements façonnés ou chiffonnade de tissus légers et tous ont exactement la même valeur artistique. Tous doivent être considérés au même degré dans le geste artistique et pour le potentiel poétique, les pièces fabriquées de la main de l’artiste (les yeux, les mains, les couronnes, les cœurs) et les matériaux récoltés (veste, chapeau, lunettes, pieds de table en bois, chevrons, etc.).  Il n’y a pas de hiérarchie entre les objets créés et les objets récoltés, de même qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les mots d’un poème, il y a des mises en forme choisies qui favorisent des rencontres poétiquement organisées, qui transforment les propriétés rationnelles des objets et leur permettent d’augmenter leur potentiel signifiant et d’exprimer plus que ce que les objets eux-mêmes ne le pourraient.


Organiser des chocs visuels, chercher le contraste des textures et renouveler les sensations qu’elles transmettent : fer/bois, fer/mousseline de tulle, fer/verre. Le choc est encore de rapprocher des objets de factures différentes, le fabriqué et le ready-made duchampien. 
Le geste du sculpteur qui fabrique à partir d’acier, de fer tors ou de tôle est celui de ferronnier-métallier et renvoie au monde ouvrier et à l’histoire familiale d’Alain Pontarelli, le grand-père et le père de l’artiste ayant travaillé pour les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. A cela s’ajoute le procédé de peinture thermolaquée, couramment utilisé dans l’industrie automobile. Enfin, Pontarelli n’exclut pas de produire en série et de fractionner son travail en étapes simples, élémentaires, exécutées de façon répétitive au nombre d’exemplaires visé. Toutefois, chaque pièce est unique, artisanale. Et c’est un jeu de construction et de création efficace et ludique.  Alain Pontarelli intègre deux concepts que l’on a opposés au cours du XXe siècle, la sculpture traditionnelle qui crée des formes et le ready-made duchampien, qui déclare que l’objet manufacturé a le statut d’œuvre d’art du moment qu’il est regardé en tant que tel. Il en imagine donc un autre dans le parcours de l’exposition, le choc des concepts et le jeu décalé, pour instaurer un mode de dialogue avec le spectateur, un mode ludique et intelligent qui le place comme acteur dans la construction du sens.  

le mur qui regarde

Il faut d’abord revenir sur la notion de jeu et de plaisir.  Le plaisir de créer, visible dans l’abondance des œuvres réalisées, je pense à la pièce produite à trente exemplaires pour Le mur qui regarde, ou le déploiement d’une forme (les lunettes) en une multitude de propositions décalées et colorées, sorte d’exercice de style oulipien, de la série Optique : Optique tribal, Optique anémone, Optique feuillu, Optique fuoco, Optique palmes enneigées, Optique kabuki, Optique patte d’oie, Optique x ray.  

optique anémone


optique x ray

Une fascination pour les yeux, le regard, les lunettes, le masque.  Une fascination pour tous les accessoires qui sont des écrans entre le regard et la réalité qu’ils habillent, travestissent ou permettent de voir autrement. Quelques masques semblent adopter le principe de camouflage, mimer pour se cacher, rencontré chez certains animaux et certaines plantes pour ne pas se faire voir de leur prédateur, ou pour attraper leur proie : mimer la feuille, mimer la fleur, mimer le flocon de neige, etc.   D’autres sont des masques pour voir au-delà du visible : Optique x ray.  Masques, donc, invitant à accéder à une réalité poétique, alternative aux réalités triviales qui sont notre lot quotidien, comme aux réalités augmentées ou virtuelles qui rencontrent, aujourd’hui, tant de succès.   L’objet artistique, la pièce ou l’œuvre, appelons-le comme on veut, est un objet augmenté qui exerce le regard différemment, il n’est pas un objet-outil utile au sens trivial, il n’est pas un ready-made de la pensée, non plus, il est une forme attractive, sensible et intelligente.  Regardant les Optiques d’Alain Pontarelli, je pense à certains films de Michel Gondry, The Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), La Science des rêves (2006), Soyez sympas rembobinez (2008), Microbe et Gasoil (2015), autant de films dans lesquels la place accordée aux objets détournés artisanalement est fabuleuse, délirante, poétique, parodique et critique au second degré. Interrogé à leur sujet, Michel Gondry dit vouloir « des objets réalistes, low-tech, inquiétants par leur côté non professionnel, de manière à désacraliser la technique ». Si, esthétiquement, les œuvres de Pontarelli ne rejoignent pas celles de Gondry, on apprécie chez l’un et l’autre le goût persistant pour l’objet rappelant le jouet (même quand il est érotique), proposé comme un objet à la fois technique et artistique, réel et imaginaire, qui a le pouvoir de déranger, d’amplifier et de renverser le regard.
optique feuillu


optique kabuki

Les Optiques accrochées au mur à hauteur de regard nous observent autant que nous les observons. Elles sont les spectateurs d’une tragi-comédie où chaque œuvre est un personnage que le regard du spectateur vient animer, il n’est pas seulement celui qui regarde, il est en interaction avec les œuvres, il fait partie du dispositif.  Le Mur qui regarde, est un mur de spectateurs faisant du visiteur un acteur.  Il est aussi une variante de l’avertissement « les murs ont des oreilles », et rappelle les caméras de surveillance omniprésentes et la dérive sécuritaire de nos sociétés, dénoncée dès la fin des années quarante, par Georges Orwell, dans le roman 1984.  Objet composite associant des lunettes noires à un nez de clown, reproduit à une trentaine d’exemplaires, le Mur qui regarde joue sur le renversement de la posture de l’œuvre et du spectateur. Si avec Marcel Duchamp, l’objet devient œuvre d’art du moment qu’il est déclaré tel par la volonté de l’artiste qui le présente dans un espace d’exposition, ici les dispositifs d’exposition et les œuvres, précisément les Optiques, sont voulus pour amplifier la position critique de l’objet par rapport au spectateur en exhibant la place et le pouvoir dissimulé de l’objet dans la société de consommation et de culture de masse. En faisant disparaître la fonction prosaïque de l’objet, en le couvrant de couleurs rutilantes, en lui ôtant sa fonctionnalité, il révèle leur pouvoir hypnotisant et séducteur mais pourtant dangereux, voire toxique. Notre relation aux objets est ainsi interrogée, sacralisation de l’objet, désir de divertissement, aveuglement face à la réalité.
C’est le sens que l’on peut donner à Bilboquet, une œuvre composée de deux mains de fer reliées par des chaînes, dans lesquelles sont fichés des bâtons en bois tourné. Le titre de l’œuvre renvoie à un jeu d’adresse, à un pur divertissement, impraticable ici, et on pense plutôt aux expressions, il s’est fait taper sur les doigts, il s’est pris un retour de bâton. Les puissantes mains d’acier ou gants d’ouvrier, évoquent des équipements de protection individuelle, rendus inutiles et hors d’usage, pendant à l’extrémité de chaînes qui les entravent.  
 Pour revenir aux Optiques, l’accessoire clownesque dont elles sont ornées, les couleurs attractives qui en jettent, les paillettes qui nous font de l’œil, nous les rendent sympathiques et privilégient la perception de masques de comédie burlesque dans la pure tradition de la commedia dell’arte italienne. La pièce Optique Kabuki évoque le théâtre japonais dans lequel les formes, les couleurs et les sons vont atteindre les spectateurs en des points précis de leur organisme.  De ces formes théâtrales très physiques, Antonin Artaud tira le concept de Théâtre de la Cruauté, un spectacle total « qui nous réveille : nerfs et cœur ».  Du masque à la comédie, de la comédie à la satire sociale, la suite de l’exposition est un défilé de personnages tragi-comiques, marionnettes et épouvantails, jouant de leur mimétisme anthropomorphique, de leurs accessoires amusants, à première vue dérisoires et humoristiques, bonnet de lutin, chapeau de paille, nœud papillon et couleurs vives pour séduire et flatter le spectateur, avant de lui décrocher une vérité coup de poing.




Round up l'épouvantail
Portant bien et Round Up l’Epouvantail, sont deux pièces significatives à cet égard. Ces deux sculptures conçues selon le même principe, un crâne en fer tors soudé garni de tulle coloré, coiffé d’un bonnet pointu rouge pour le Portant bien et d’un chapeau de paille pour Round up l’Epouvantail, fiché au sommet d’une structure en bois brut à mi-chemin entre la croix et le poteau de direction qui évoque aussi un squelette humain. Au bout des bâtons servant de bras, de solides mains en ferraille.  A la place du col, un large nœud papillon en métal découpé, laqué en noir brillant, comme les hommes en smoking en portent pour parachever leur tenue de soirée. Mais, la fête est finie ! En place du sexe ou du slip kangourou, un gros nœud en tôle découpé, laqué blanc, allusion sexuelle évidente. Round up l’Epouvantail, perçu comme tel au premier regard, est un dérisoire unijambiste claudiquant sur son unique sabot, une allégorie de la mort.  Round up, épelé ici en deux termes, est une allusion au rassemblement des victimes de la puissante firme Monsanto, productrice de l’herbicide Roundup.  L’issue du procès n’est pas tranchée, qui sera le gagnant ou le perdant du match juridique qui les oppose, up or down ?  Portant bien est à la croisée des chemins entre le pantin de bois Pinocchio, le Père-Noël et l’image d’Epinal de l’ouvrier, son couvre-chef pointu rouge rappelle le foulard rouge de la tenue traditionnelle des mineurs, et plus généralement des ouvriers, mais là encore, le crâne exhibe l’ironie de l’objet, à rebours d’une lecture idéalisée, lénifiante et trompeuse, ni le mineur, ni l’ouvrier ne sont bien portant dans l’ère post-industrielle !  Jouets et pantins d’une économie capitaliste, ils sont les victimes sacrifiées sur l’autel du profit.
Sans fioriture et sans ironie cette fois, Col bleu et mains rouillées est un vibrant hommage au monde ouvrier.  Un cintre métallique est revêtu d’une véritable veste de mineur de coton bleu, les manches se terminent sur des mains en fer tors soudé, laissées dans leur apparence de fer brut, rouillé.  Elles sont démesurées. Cette sculpture qui est une allusion au vestiaire des mineurs, fait l’éloge du travail manuel et de la condition ouvrière, mais la démesure des mains rouillées est tragique.  



L’éloge est comparable dans les œuvres Pelle à charbon et Workers’arms.  Pelle à Charbon est constituée d’une pelle usagée et de deux volumes en forme de mains, magnifiquement sculptés. Cette œuvre transmet une émotion. On dirait des gants d’ouvriers déformés par l’usure qui garderaient à jamais la forme sensible des mains qui s’y étaient glissées. Déposés sur le plateau de la pelle, ils semblent des offrandes à une divinité. Workers’arms est composé de deux pelles de mineur posées côte à côte. Le manche est prolongé par une main sculptée enveloppée d’une mousseline noire, qui en épouse la forme comme un bas galbe la jambe d’une femme.  Le surgissement de l’accessoire féminin dans cet objet viril, issu d’un univers essentiellement masculin interpelle.
pelle à charbon
De façon similaire, l
es nombreux crânes visibles dans l’exposition, sont garnis de tulle, tissu léger aux couleurs vives, intéressant pour le contraste de matières qu’il introduit par rapport au fer et pour l’évocation de la femme, comme une obsession en creux, lovée à la place du cerveau. On peut se demander s’il faut y voir une quelconque transposition du dessin qui par illusion optique, superpose le corps nu d’une jeune femme au profil de Freud, intitulé What’s on man’s mind ? L’obsession pour la féminité est encore explicite dans La Bouche charbonneuse, une bouche de métal aux lèvres rouges et pulpeuses, brillantes comme une carrosserie de berline américaine, d’inspiration Pop’Art. Visuellement c’est une synthèse de la bouche de Marylin Monroe, du canapé en forme de bouche que Dali réalisa pour le musée de Figueras et une allusion à l’affiche du film de Federico Fellini, la Città delle Donne (1980).  Séductrice et sexy, la bouche d’Alain Pontarelli est charbonneuse. Parée d’un voile noir, elle exprime le deuil et la mort, rejoignant l’image d’une femme, sexuellement désirable mais inquiétante et dangereuse que l’on trouvait dans l’exposition « Conversation saphique dans une arrière-cour ». Poursuivant le chemin de l’obsession sexuelle, la mine de charbon, peut aussi être perçue comme une bouche, ou un orifice inquiétant et dangereux dans lequel les ouvriers pénètrent. L’esthétique Pop’Art à laquelle se réfère la sculpture d’Alain Pontarelli, tend toujours à exhiber la séduction comme un leurre potentiellement dangereux qui aveugle le réel.
bouche charbonneuse


workers arms

Ici, au Musée des Gueules Rouges, Alain Pontarelli nous parle de la fin d’une époque industrielle et de la muséification du monde ouvrier. Carré noir sur fond avec mains en écart, peut-être vu comme allusion à l’œuvre Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, où l’artiste russe poursuivant l’expérimentation sur la couleur à l’extrême, parvient à ce que l’on a considéré comme la mort de la peinture. En parallèle, l’œuvre de Pontarelli montre le cynisme d’une logique économique capitaliste qui poussée à l’extrême, crucifie l’humain. En ce sens, elle est aussi comparable au Carré noir sur fond blanc du même Malevitch, exposé à l’endroit où l’on expose les icônes dans les maisons paysannes russes.  Le carré noir de la sculpture d’Alain Pontarelli évoque le carreau de mine, lieu de travail et de souffrance, que le processus de muséification sacralise, après qu’il a été sacrifié sur l’autel de la rentabilité, par le capitalisme. Pour cette raison, cette œuvre peut être vue comme une icône.  L’Idole, autre pièce de l’exposition, peut être comprise de façon sensiblement analogue pour sa dimension provocatrice et spirituelle.  L’Idole figure un Christ en croix, deux chevrons de bois brut forment la croix, le corps disparaît, seuls les ornements en métal découpé et peint symbolisent certains repères classiquement présents dans les sculptures et les peintures de crucifixion : l’auréole, la couronne d’épine, le sacré cœur, le pagne noué autour des hanches et les clous. Mais, l’ensemble est traité dans le langage formel pontarellien, on voit des couleurs de panoplie de déguisement d’infirmière, le blanc, le rose, mais alors d’infirmière sadique, puisque les clous et l’auréole sont figurés comme de larges bracelets de métal, garnis de pointes, à l’instar des bijoux punks et des accessoires sado-maso. L’auréole jaune d’or est elle-même agrémentée de pointes qui la font ressembler à une couronne d’épines ou un collier pour chien-méchant. Comme on l’aime, celui qu’on a torturé à mort ! L’Idole interroge le choix de l’image de la crucifixion comme icône dans la religion chrétienne et elle dénonce une tentative de sanctification de la condition ouvrière, après que la classe ouvrière a été mise à mort.  Allusion douce-amère aux chantiers navals et aux carreaux de mine, deux industries issues de la révolution industrielle du XIXe siècle, qui n’ont pas survécu au capitalisme triomphant.
 
idole 2
Comme ultime figure de cette comédie grinçante, je veux évoquer Les Gueules Rouges, une accumulation de crânes en fer tors rouillé regroupés en grappe, chacun sensiblement à taille humaine. Leur boîte crânienne, est garnie de tulle qui apporte la note de couleur rouge, rouge comme la vie, rouge comme la passion, rouge comme le sang. Par delà la mort, ils portent cette tache comme des stigmates.   Etrange vision ! On croirait qu’ils viennent, serrés comme ils le sont, de remonter du fond de la mine dans la cage de fer rouillée, comme leurs os rouillés, contenant et contenu confondus ! un groupe macabre échappé des catacombes ou du jugement dernier, ils figurent les mineurs et plus largement la classe ouvrière sacrifiée sur l’autel du profit. Les crânes des uns et les crânes des autres sont absolument semblables, après la mort, rien ne distingue plus l’ouvrier du contremaître, le contremaître du grand patron.  Les paroles de la chanson Armstrong, de Claude Nougaro résonnent : « Au-delà de nos oripeaux/ Noir et blanc sont ressemblants/ Comme deux gouttes d'eau… ».  La mort est l’ultime leçon pour les aveugles du cœur, vainement accrochés à la quête de richesses matérielles.  Memento mori, souviens-toi que tu es mortel.

Plus que jamais, les œuvres anthropomorphes d’Alain Pontarelli, sous un masque ludique, semblent révéler un drame qui interpelle notre humanité.

Florence Laude
Décembre 2019





Musée des gueules rouges, la Provence verte:
https://www.la-provence-verte.net/activites/patrimoine-tourves-musee-des-gueules-rouges_266.html


expo RÊVONS L'ESPACE, association PERSPECTIVES au Musée des Tapisseries, le programme des événements associés, du 30 janvier au 26 mars 2020






"Comme un avion sans ailes", Charlélie Couture




"Comme un avion sans ailes", Charlélie Couture, 1981. Album Poèmes Rock, sur le label Island Records. 

Comme un avion sans ailes,
j'ai chanté toute la nuit,
j'ai chanté pour celle,
qui m'a pas cru toute la nuit.

Même si j'peux pas m'envoler,
j'irai jusqu'au bout,
Oh oui, je peux jouer
Même sans les atouts 
[...]
Oh libellule
Toi t'as les ailes fragiles,
Moi, moi j'ai la carlingue froissée
Mais j'ai chanté toute la nuit.

"Caravelle", un article d'Alain Paire à propos d'une expo Richard BAQUIE au Mucem


Un article écrit pour le journal La Marseillaise, pour signaler une exposition de "La caravelle", une oeuvre  de Richard Baquié exposée au Mucem jusqu'au mois de Mai.
Alain Paire sous-titrait son envoi "comme un avion sans ailes" et cela ma plaît aussi, d'évoquer le titre d'une chanson plaintive de Charlélie Couture datant de 1981, contemporaine du travail de Richard Baquié.
https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/voyage-voyages



dimanche 2 février 2020

samedi 1 février 2020

Exposition RÊVONS L'ESPACE, association PERSPECTIVES, au Musée des Tapisseries

... Rêvons l'espace !  c'est la proposition faite aux artistes qui exposent avec l'association Perspectives, au Musée des Tapisseries, à Aix-en-Provence depuis le 30 janvier jusqu'au 22 mars 2010

6 artistes invités: Jean Arnaud, Damien Beyrouthy, Bernard Boyer, Marc Chostakoff, Piotr Klemensiewicz, Sulvie Pic

 et 19 artistes de Perspectives : Ninon Anger, Marcelle Benhamou, Dominique Bosq, Cagliari, Martine Cazin, Jane Deste, Benoît Gaillandre, Patricia Grivelet, Sophie Guin, Viviane Jouvenot, Elizabeth Lemyre, Raphaël Morin, Pierre Paindessous, Marie-Christine Rabier, Aurélia Rocher, Françoise Roueff, Alexandre Tabakov, Michel Vautier, Odile Xaxa. 


                                                                    






"Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient ?", Jacques Brel, 1963



Une chanson écrite par Jacques Brel, à la demande de Giono,  pour le film de François Leterrier, adapté de son roman  Un Roi sans divertissement, en 1963. Giono a lui-même signé le scenario d'adaptation et produit le film.

Un autre extrait du même film, la scène dans laquelle le capitaine de gendarmerie  Langlois poursuit le meurtrier monsieur V***


Les images  de ces paysages magnifiques sont tournées en Aubrac (et non dans le Trièves où se déroulent les faits racontés dans le roman). 


Merci à M. pour les références :-)