"Victoria" est un récit illustré racontant la vie d'une jeune femme de province, partie aux Etats-Unis, avec ses deux enfants. Cet extrait évoque l'arrivée à New-York le 29 novembre 1913, après sept jours de traversée, sur le paquebot "La lorraine" en provenance du Havre.
Quand, de ses
propres yeux, elle put vérifier la rumeur colportée par les passagers, New-York
en vue ! Victoria sentit un nœud se former au creux de son ventre sitôt
suivi d’une décharge brûlante qui suinta
depuis le bas du dos jusqu’à la nuque, dans une vague de sueur. Ce malaise reflua lentement, laissant place à
un sentiment de peur familier qu’elle pouvait dominer. La peur est une compagne de route qu’il faut avoir à
l’œil et pousser devant soi plutôt que la laisser traîner en arrière comme une
ancre lourde griffant le dos des terreurs enfouies dans les abysses de l’oubli.
Elle avait tant prié pour que ce moment arrive qu’elle croyait en avoir imaginé
toutes les sensations possibles. Mais
l’instant présent dévoilait un visage inattendu, brutal qui la prenait par
surprise.
Un continent d’émotions tapies en
elle émergeait qui lui donnait le sentiment de ne plus rien savoir. L’excitation
faisait place au doute. Etait-elle son propre danger? Cette peur qui pointait
son nez à la surface était-elle un reste
de lucidité lui jetant à la face sa folie vaniteuse ? Pouvait-elle prétendre échapper à son destin, devenir le
surgeon neuf d’une modeste famille du vieux monde ? La liberté tant
convoitée, adorée, à laquelle elle avait sacrifié une vie toute tracée, s’étendait maintenant devant elle. Une cité
immense, couchée de tout son long dans la baie, inconnue, gardée par des murs
plus hauts que toutes les cathédrales du monde.
Une Madone colossale éclairant la
nuit d’un flambeau avançait vers le bateau. Victoria sentit la morsure du vent
glacial sur ses joues blêmes, la fatigue lui tombait dessus, ses yeux alourdis
par une nuit sans sommeil cherchaient les visages familiers parmi les centaines
de migrants massés comme elle sur le
pont. Ses humbles compagnons de voyage admiraient en silence la Liberté venir à
portée de main, intacte, immaculée. Des centaines de rêves se lisaient dans
leurs regards graves posés sur la
lumière, rêves aux ailes peut-être trop grandes ou trop fragiles qui pouvaient
s’embraser et tout anéantir. Mais à cet instant, tout était possible, rien
n’était foulé aux pieds, si elle était assez forte pour conserver sa volonté
intacte, elle trouverait sur cette terre nouvelle du lait et du miel pour ses
fils.
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