lundi 24 février 2020

"Plassans", chapitre II, La Fortune des Rougon, Emile Zola, 1871

Pour ses romans, La Fortune des Rougon et La Conquête de Plassans, Emile Zola s'inspire d'une ville qu'il connaît bien pour y avoir vécu enfant et adolescent, Aix-en-Provence. Né à Paris en 1840,  Emile Zola et sa famille s'installent à Aix en 1843. Son père, ingénieur des travaux publics, est responsable de la construction du barrage Zola, mais il meurt prématurément en 1847. Dans les deux romans situés à Plassans, la ville décrite par Zola est calquée sur Aix.  La Cathédrale Saint Sauveur devient Saint-Saturnin, le cours Mirabeau est rebaptisé cours Sauvaire, la place des Prêchers devient la place des Recollets et la rue Thiers la rue de la Banne.  Le début du chapitre II de La Forture des Rougon, décrit la ville de province.
  

"Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtie sur le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme située au fond d’un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les pays voisins que par deux routes, la route de Nice, qui descend à l’est, et la route de Lyon, qui monte à l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quand on sort de la gare, placée sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant un bon quart d’heure avant d’atteindre ces maisons.
Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque de communications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractère dévot et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d’ailleurs encore aujourd’hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV et sous Louis XV, une douzaine d’églises, des maisons de jésuites et de capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet, ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.
Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nom d’une des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées d’herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s’étend au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même de la pente, ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute la vallée de la Viorne, admirable point de vue très-vanté dans le pays. Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune, et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien alignées, enduites d’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit la sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente, et, surtout depuis la construction du chemin de fer, il tend seul à s’agrandir.

Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties indépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont seulement bornés par de grandes voies. Le cours Sauvaire et la porte de Rome, qui en est comme le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est, de la Grand’-Porte à la porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à l’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue, au fond d’une petite place plantée d’arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont les bourgeois de Plassans sont très-fiers.

Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne servent aujourd’hui qu’à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusil ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles d’un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux principales, la porte de Rome et la Grand’-Porte, s’ouvrent, la première sur la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout de la ville. Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d’énormes portes de bois à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer. À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse, dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des angles intérieurs de chaque portail, avait charge d’ouvrir aux personnes attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n’introduisait les gens qu’après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur visage au travers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchait dehors. Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s’était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d’un bourgeois dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.
La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers, autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires, le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très-enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là, et qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et les démarcations établies pour ne pas se parquer d’eux-mêmes dans une des sociétés de la ville.
Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X, ils sortent à peine, se hâtent de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux, marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne, et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls habitués quelques prêtres. L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent aux environs ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sont des morts s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d’un cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans l’entre-bâillement d’une porte.
La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité, appellent un ouvrier « mon brave », parlent des récoltes aux paysans, lisent les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits avancés de l’endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l’édilité » la démolition de ces vieilles murailles, « vestige d’un autre âge ».


D’ailleurs, les plus sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois qu’un marquis ou un comte veut bien les honorer d’un léger salut. Le rêve de tout bourgeois de la ville neuve est d’être admis dans un salon du quartier Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur fait crier très-haut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de paroles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur venu, au moindre grondement du peuple.

Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’est pas aussi nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers y sont en majorité ; mais on y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À la vérité, Plassans est loin d’être un centre de commerce ; on y trafique juste assez pour se débarrasser des productions du pays, les huiles, les vins, les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentée que par trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s’il fréquente, aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu des travailleurs de l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D’ailleurs, la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au milieu des oisifs du pays.


Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire, le dimanche après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s’établit trois courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ; ils sortent 

par la Grand’-Porte et prennent, à droite, l’avenue du Mail, le long de laquelle ils vont et viennent, jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus d’un siècle, la noblesse a choisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû se contenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés, les hôtels, les débits de tabac. Et, toute l’après-midi, peuple et noblesse se promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou un noble ait la pensée de changer d’avenue. Six à huit mètres les séparent, et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux lignes parallèles, comme ne devant plus se rencontrer en ce bas monde. Même aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes de la ville.

Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 une famille obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle important, grâce à certaines circonstances."

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