Alain Pontarelli m'a fait l'amitié de me demander d'écrire sur son travail pour le catalogue de l'exposition Gueules rouges, cols bleus et mains rouillées au Musée des Gueules Rouges à Tourves, exposition à voir du 1er février au 31 mai 2020. Voici le texte.
Hommage aux Gueules rouges
Pour l’exposition au
Musée des Gueules Rouges de Tourves, les pièces créées mêlent des matériaux variés,
fer tors, tôles, végétaux, bois brut, vêtements façonnés ou chiffonnade de
tissus légers et tous ont exactement la même valeur artistique. Tous doivent
être considérés au même degré dans le geste artistique et pour le potentiel
poétique, les pièces fabriquées de la main de l’artiste (les yeux, les mains,
les couronnes, les cœurs) et les matériaux récoltés (veste, chapeau, lunettes,
pieds de table en bois, chevrons, etc.).
Il n’y a pas de hiérarchie entre les objets créés et les objets
récoltés, de même qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les mots d’un poème, il y
a des mises en forme choisies qui favorisent des rencontres poétiquement
organisées, qui transforment les propriétés rationnelles des objets et leur
permettent d’augmenter leur potentiel signifiant et d’exprimer plus que ce que
les objets eux-mêmes ne le pourraient.
Organiser des chocs
visuels, chercher le contraste des textures et renouveler les sensations qu’elles
transmettent : fer/bois, fer/mousseline de tulle, fer/verre. Le choc est
encore de rapprocher des objets de factures différentes, le fabriqué et le
ready-made duchampien.
Le geste du sculpteur
qui fabrique à partir d’acier, de fer tors ou de tôle est celui de
ferronnier-métallier et renvoie au monde ouvrier et à l’histoire familiale
d’Alain Pontarelli, le grand-père et le père de l’artiste ayant travaillé pour
les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. A cela s’ajoute le procédé de
peinture thermolaquée, couramment utilisé dans l’industrie automobile. Enfin, Pontarelli
n’exclut pas de produire en série et de fractionner son travail en étapes
simples, élémentaires, exécutées de façon répétitive au nombre d’exemplaires
visé. Toutefois, chaque pièce est unique, artisanale. Et c’est un jeu de
construction et de création efficace et ludique. Alain Pontarelli intègre deux concepts que
l’on a opposés au cours du XXe siècle, la sculpture traditionnelle qui crée des
formes et le ready-made duchampien, qui déclare que l’objet manufacturé a le
statut d’œuvre d’art du moment qu’il est regardé en tant que tel. Il en imagine
donc un autre dans le parcours de l’exposition, le choc des concepts et le jeu
décalé, pour instaurer un mode de dialogue avec le spectateur, un mode ludique
et intelligent qui le place comme acteur dans la construction du sens.
le mur qui regarde |
Il faut d’abord revenir
sur la notion de jeu et de plaisir. Le
plaisir de créer, visible dans l’abondance des œuvres réalisées, je pense à la
pièce produite à trente exemplaires pour Le mur qui regarde, ou le
déploiement d’une forme (les lunettes) en une multitude de propositions
décalées et colorées, sorte d’exercice de style oulipien, de la série
Optique : Optique tribal, Optique anémone, Optique feuillu, Optique
fuoco, Optique palmes enneigées, Optique kabuki, Optique patte d’oie, Optique x
ray.
optique anémone |
optique x ray |
Une fascination pour les yeux,
le regard, les lunettes, le masque. Une
fascination pour tous les accessoires qui sont des écrans entre le regard et la
réalité qu’ils habillent, travestissent ou permettent de voir autrement.
Quelques masques semblent adopter le principe de camouflage, mimer pour se
cacher, rencontré chez certains animaux et certaines plantes pour ne pas se
faire voir de leur prédateur, ou pour attraper leur proie : mimer la
feuille, mimer la fleur, mimer le flocon de neige, etc. D’autres sont des masques pour voir au-delà du
visible : Optique x ray.
Masques, donc, invitant à accéder à une réalité poétique, alternative
aux réalités triviales qui sont notre lot quotidien, comme aux réalités
augmentées ou virtuelles qui rencontrent, aujourd’hui, tant de succès. L’objet artistique, la pièce ou l’œuvre,
appelons-le comme on veut, est un objet augmenté qui exerce le regard
différemment, il n’est pas un objet-outil utile au sens trivial, il n’est pas
un ready-made de la pensée, non plus, il est une forme attractive, sensible et
intelligente. Regardant les Optiques
d’Alain Pontarelli, je pense à certains films de Michel Gondry, The Eternal
Sunshine of the Spotless Mind (2004), La Science des rêves (2006), Soyez
sympas rembobinez (2008), Microbe et Gasoil (2015), autant de films
dans lesquels la place accordée aux objets détournés artisanalement est
fabuleuse, délirante, poétique, parodique et critique au second degré.
Interrogé à leur sujet, Michel Gondry dit vouloir « des objets réalistes,
low-tech, inquiétants par leur côté non professionnel, de manière à désacraliser
la technique ». Si, esthétiquement, les œuvres de Pontarelli ne rejoignent
pas celles de Gondry, on apprécie chez l’un et l’autre le goût persistant pour
l’objet rappelant le jouet (même quand il est érotique), proposé comme un objet
à la fois technique et artistique, réel et imaginaire, qui a le pouvoir de
déranger, d’amplifier et de renverser le regard.
optique feuillu |
optique kabuki |
Les Optiques
accrochées au mur à hauteur de regard nous observent autant que nous les
observons. Elles sont les spectateurs d’une tragi-comédie où chaque œuvre est
un personnage que le regard du spectateur vient animer, il n’est pas seulement
celui qui regarde, il est en interaction avec les œuvres, il fait partie du
dispositif. Le Mur qui regarde, est
un mur de spectateurs faisant du visiteur un acteur. Il est aussi une variante de l’avertissement
« les murs ont des oreilles », et rappelle les caméras de
surveillance omniprésentes et la dérive sécuritaire de nos sociétés, dénoncée
dès la fin des années quarante, par Georges Orwell, dans le roman 1984. Objet composite associant des lunettes noires
à un nez de clown, reproduit à une trentaine d’exemplaires, le Mur qui
regarde joue sur le renversement de la posture de l’œuvre et du spectateur.
Si avec Marcel Duchamp, l’objet devient œuvre d’art du moment qu’il est déclaré
tel par la volonté de l’artiste qui le présente dans un espace d’exposition,
ici les dispositifs d’exposition et les œuvres, précisément les Optiques,
sont voulus pour amplifier la position critique de l’objet par rapport au
spectateur en exhibant la place et le pouvoir dissimulé de l’objet dans la
société de consommation et de culture de masse. En faisant disparaître la
fonction prosaïque de l’objet, en le couvrant de couleurs rutilantes, en lui
ôtant sa fonctionnalité, il révèle leur pouvoir hypnotisant et séducteur mais
pourtant dangereux, voire toxique. Notre relation aux objets est ainsi
interrogée, sacralisation de l’objet, désir de divertissement, aveuglement face
à la réalité.
C’est le sens que l’on
peut donner à Bilboquet, une œuvre composée de deux mains de fer reliées
par des chaînes, dans lesquelles sont fichés des bâtons en bois tourné. Le
titre de l’œuvre renvoie à un jeu d’adresse, à un pur divertissement,
impraticable ici, et on pense plutôt aux expressions, il s’est fait taper
sur les doigts, il s’est pris un retour de bâton. Les puissantes
mains d’acier ou gants d’ouvrier, évoquent des équipements de protection
individuelle, rendus inutiles et hors d’usage, pendant à l’extrémité de chaînes
qui les entravent.
Pour revenir aux Optiques, l’accessoire
clownesque dont elles sont ornées, les couleurs attractives qui en jettent, les
paillettes qui nous font de l’œil, nous les rendent sympathiques et
privilégient la perception de masques de comédie burlesque dans la pure
tradition de la commedia dell’arte italienne. La pièce Optique Kabuki évoque
le théâtre japonais dans lequel les formes, les couleurs et les sons vont
atteindre les spectateurs en des points précis de leur organisme. De ces formes théâtrales très physiques,
Antonin Artaud tira le concept de Théâtre de la Cruauté, un spectacle
total « qui nous réveille : nerfs et cœur ». Du masque à la comédie, de la comédie à la
satire sociale, la suite de l’exposition est un défilé de personnages
tragi-comiques, marionnettes et épouvantails, jouant de leur mimétisme
anthropomorphique, de leurs accessoires amusants, à première vue dérisoires et
humoristiques, bonnet de lutin, chapeau de paille, nœud papillon et couleurs
vives pour séduire et flatter le spectateur, avant de lui décrocher une vérité
coup de poing.
Round up l'épouvantail |
Portant bien et Round Up l’Epouvantail, sont deux pièces
significatives à cet égard. Ces deux sculptures conçues selon le même principe,
un crâne en fer tors soudé garni de tulle coloré, coiffé d’un bonnet pointu
rouge pour le Portant bien et d’un chapeau de paille pour Round up
l’Epouvantail, fiché au sommet d’une structure en bois brut à mi-chemin
entre la croix et le poteau de direction qui évoque aussi un squelette humain.
Au bout des bâtons servant de bras, de solides mains en ferraille. A la place du col, un large nœud papillon en
métal découpé, laqué en noir brillant, comme les hommes en smoking en portent
pour parachever leur tenue de soirée. Mais, la fête est finie ! En place
du sexe ou du slip kangourou, un gros nœud en tôle découpé, laqué blanc,
allusion sexuelle évidente. Round up l’Epouvantail, perçu comme tel au
premier regard, est un dérisoire unijambiste claudiquant sur son unique sabot,
une allégorie de la mort. Round up,
épelé ici en deux termes, est une allusion au rassemblement des victimes de la
puissante firme Monsanto, productrice de l’herbicide Roundup. L’issue du procès n’est pas tranchée, qui
sera le gagnant ou le perdant du match juridique qui les oppose, up or down ? Portant bien est à la croisée des
chemins entre le pantin de bois Pinocchio, le Père-Noël et l’image d’Epinal de
l’ouvrier, son couvre-chef pointu rouge rappelle le foulard rouge de la tenue
traditionnelle des mineurs, et plus généralement des ouvriers, mais là encore,
le crâne exhibe l’ironie de l’objet, à rebours d’une lecture idéalisée,
lénifiante et trompeuse, ni le mineur, ni l’ouvrier ne sont bien portant
dans l’ère post-industrielle !
Jouets et pantins d’une économie capitaliste, ils sont les victimes
sacrifiées sur l’autel du profit.
Sans fioriture et sans ironie cette fois, Col bleu et
mains rouillées est un vibrant hommage au monde ouvrier. Un cintre métallique est revêtu d’une
véritable veste de mineur de coton bleu, les manches se terminent sur des mains
en fer tors soudé, laissées dans leur apparence de fer brut, rouillé. Elles sont démesurées. Cette sculpture qui est
une allusion au vestiaire des mineurs, fait l’éloge du travail manuel et de la
condition ouvrière, mais la démesure des mains rouillées est tragique.
L’éloge est comparable dans les œuvres Pelle à charbon et
Workers’arms. Pelle à Charbon
est constituée d’une pelle usagée et de deux volumes en forme de mains,
magnifiquement sculptés. Cette œuvre transmet une émotion. On dirait des gants
d’ouvriers déformés par l’usure qui garderaient à jamais la forme sensible des
mains qui s’y étaient glissées. Déposés sur le plateau de la pelle, ils
semblent des offrandes à une divinité. Workers’arms est composé de deux
pelles de mineur posées côte à côte. Le manche est prolongé par une main
sculptée enveloppée d’une mousseline noire, qui en épouse la forme comme un bas
galbe la jambe d’une femme. Le
surgissement de l’accessoire féminin dans cet objet viril, issu d’un univers
essentiellement masculin interpelle.
De façon similaire, les
nombreux crânes visibles dans l’exposition, sont garnis de tulle, tissu léger
aux couleurs vives, intéressant pour le contraste de matières qu’il introduit
par rapport au fer et pour l’évocation de la femme, comme une obsession en creux, lovée à
la place du cerveau. On peut se demander s’il faut y voir une quelconque
transposition du dessin qui par illusion optique, superpose le corps nu d’une
jeune femme au profil de Freud, intitulé What’s on man’s mind ?
L’obsession pour la féminité est encore explicite dans La Bouche
charbonneuse, une bouche de métal aux lèvres rouges et pulpeuses,
brillantes comme une carrosserie de berline américaine, d’inspiration Pop’Art.
Visuellement c’est une synthèse de la bouche de Marylin Monroe, du canapé en
forme de bouche que Dali réalisa pour le musée de Figueras et une allusion à
l’affiche du film de Federico Fellini, la Città delle Donne (1980). Séductrice et sexy, la bouche d’Alain
Pontarelli est charbonneuse. Parée d’un voile noir, elle exprime le
deuil et la mort, rejoignant l’image d’une femme, sexuellement désirable mais
inquiétante et dangereuse que l’on trouvait dans l’exposition
« Conversation saphique dans une arrière-cour ». Poursuivant le
chemin de l’obsession sexuelle, la mine de charbon, peut aussi être perçue
comme une bouche, ou un orifice inquiétant et dangereux dans lequel les
ouvriers pénètrent. L’esthétique Pop’Art à laquelle se réfère la sculpture
d’Alain Pontarelli, tend toujours à exhiber la séduction comme un leurre
potentiellement dangereux qui aveugle le réel.
pelle à charbon |
bouche charbonneuse |
workers arms |
Ici, au Musée des
Gueules Rouges, Alain Pontarelli nous parle de la fin d’une époque industrielle
et de la muséification du monde ouvrier. Carré noir sur fond avec mains en
écart, peut-être vu comme allusion à l’œuvre Carré blanc sur fond blanc de
Malevitch, où l’artiste russe poursuivant l’expérimentation sur la couleur à
l’extrême, parvient à ce que l’on a considéré comme la mort de la peinture. En
parallèle, l’œuvre de Pontarelli montre le cynisme d’une logique économique
capitaliste qui poussée à l’extrême, crucifie l’humain. En ce sens, elle est
aussi comparable au Carré noir sur fond blanc du même Malevitch, exposé à
l’endroit où l’on expose les icônes dans les maisons paysannes russes. Le carré noir de la sculpture d’Alain
Pontarelli évoque le carreau de mine, lieu de travail et de souffrance, que le
processus de muséification sacralise, après qu’il a été sacrifié sur l’autel de
la rentabilité, par le capitalisme. Pour cette raison, cette œuvre peut être
vue comme une icône. L’Idole,
autre pièce de l’exposition, peut être comprise de façon sensiblement analogue
pour sa dimension provocatrice et spirituelle.
L’Idole figure un Christ en croix, deux chevrons de bois brut
forment la croix, le corps disparaît, seuls les ornements en métal découpé et
peint symbolisent certains repères classiquement présents dans les sculptures
et les peintures de crucifixion : l’auréole, la couronne d’épine, le sacré
cœur, le pagne noué autour des hanches et les clous. Mais, l’ensemble est
traité dans le langage formel pontarellien, on voit des couleurs de panoplie de
déguisement d’infirmière, le blanc, le rose, mais alors d’infirmière sadique,
puisque les clous et l’auréole sont figurés comme de larges bracelets de métal,
garnis de pointes, à l’instar des bijoux punks et des accessoires sado-maso.
L’auréole jaune d’or est elle-même agrémentée de pointes qui la font ressembler
à une couronne d’épines ou un collier pour chien-méchant. Comme on l’aime,
celui qu’on a torturé à mort ! L’Idole interroge le choix de l’image
de la crucifixion comme icône dans la religion chrétienne et elle dénonce une
tentative de sanctification de la condition ouvrière, après que la classe
ouvrière a été mise à mort. Allusion douce-amère aux chantiers navals et
aux carreaux de mine, deux industries issues de la révolution industrielle du
XIXe siècle, qui n’ont pas survécu au capitalisme triomphant.
Comme ultime figure de
cette comédie grinçante, je veux évoquer Les Gueules Rouges, une accumulation
de crânes en fer tors rouillé regroupés en grappe, chacun sensiblement à taille
humaine. Leur boîte crânienne, est garnie de tulle qui apporte la note de
couleur rouge, rouge comme la vie, rouge comme la passion, rouge comme le sang.
Par delà la mort, ils portent cette tache comme des stigmates. Etrange
vision ! On croirait qu’ils viennent, serrés comme ils le sont, de
remonter du fond de la mine dans la cage de fer rouillée, comme leurs os
rouillés, contenant et contenu confondus ! un groupe macabre échappé des
catacombes ou du jugement dernier, ils figurent les mineurs et plus largement
la classe ouvrière sacrifiée sur l’autel du profit. Les crânes des uns et les
crânes des autres sont absolument semblables, après la mort, rien ne distingue
plus l’ouvrier du contremaître, le contremaître du grand patron. Les paroles de la chanson Armstrong,
de Claude Nougaro résonnent : « Au-delà de nos oripeaux/ Noir et
blanc sont ressemblants/ Comme deux gouttes d'eau… ». La mort est l’ultime leçon pour les aveugles du cœur,
vainement accrochés à la quête de richesses matérielles. Memento mori, souviens-toi que tu es
mortel.
Plus que jamais, les
œuvres anthropomorphes d’Alain Pontarelli, sous un masque ludique, semblent révéler
un drame qui interpelle notre humanité.
Florence Laude
Décembre 2019
https://www.la-provence-verte.net/activites/patrimoine-tourves-musee-des-gueules-rouges_266.html
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