Hier soir, pendant un moment, la conversation a roulé sur l’art
et la création.
L. me demande, puisque je crée, si ce que je réalise est semblable à ce que j’imagine ?
La
question me plaît. C’est là une de mes grandes joies et une de mes grandes frustrations. Quand j’imagine, quand je rêve, quand j’ai
une idée de création, cette image existe en dehors de toute loi naturelle de
résistance et d’exigence propre aux matériaux ou à la matière. Elle semble « tenir toute seule ». Mais pour qu’une œuvre soit au monde, c’est
une toute autre réalité, c'est la réalité qui impose ses lois. Peut-être un jour parviendra-t-on à matérialiser des images mentales en venant
les puiser directement à l’intérieur du cerveau sans passer par la contrainte
de la réalité du monde sensible extérieur à soi. Peut-être que la création numérique virtuelle
que l’on retrouve dans des films et des photos aujourd’hui s’en approche
davantage? Toujours est-il que je ne crée pas avec ces outils et que je me
retrouve donc chaque fois confrontée à la réalité du monde, à ses lois
physiques, à ses contraintes, à ma propre finitude, à mes oublis, à mes manques. C’est là que le « drame » commence. Il faut être humble dans ses capacités de
réalisations, mais pas dans ses rêves, il faut être tenace et inventif pour
contourner les obstacles, accepter le défi et s’en servir pour tout de même « rendre quelque
chose ». C’est un jeu auquel ne n’ai
jamais gagné, mais qui m’amuse beaucoup. L'écart entre image mentale initiale et sa réalisation est insondable, mais ce qui est intéressant après tout, c'est le processus réel, actif, de mise en oeuvre de l'art.
Qu’est-ce qui reste de l’origine dans la création ? Qu’est-ce que la mise en forme de cette origine nous fait découvrir d’insoupçonné, malgré l’inévitable
échec et la déception ? Et pourtant, on continue…
Ce matin, je tombe sur une note de Louise
Bourgeois, citée dans Poezibao:
"L’art naît de la vie. L’art vient de ce qu’on n’arrive pas à séduire
les oiseaux, les hommes, les serpents — quoi que ce soit qu’on puisse
désirer : ça ressemble à une tragédie de Corneille, où chaque personnage
en poursuit un autre. Vous aimez A, et A aime D, et D aime… Je me sens une
héritière de Voltaire et des rationalistes du XVIIIe siècle, et je crois que si
on s’en donne la peine, on peut améliorer les choses. Si je me donne un mal de
chien à réaliser mes bidules, je réussirai à piéger l’oiseau que je convoite…
(pourtant) le résultat obtenu est plutôt négatif. C’est pour ça que je
continue. La solution n’apparaît jamais ; c’est comme un mirage. Je ne
suis pas satisfaite — sinon j’arrêterais et je serais heureuse."
– Louise Bourgeois, Extraits d’un entretien avec Donald Kuspit, 1988
Le site renvoie encore à quelques mots de Francis Ponge ... (pourquoi s'en passer ?)
"Ma façon de rouler le rocher de Sisyphe,
voilà ce que j'ai de plus personnel. "
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4 commentaires:
Lorsque l'on crée,ne découvre-t-on jamais quelque chose d'inattendu, quelque chose que nous n'avions pas projeté dans la vision originelle de l'oeuvre et qui finalement nous surprend et nous satisfait?
Il y a toujours un écart immense, me semble-t-il, entre le projet primitif du créateur et sa réalisation finale.
Et ce qui est passionnant, c'est le chemin laborieux et inattendu que parcourt Sisyphe, parfaitement évoqué par Ponge.
La citation de Louise Bourgeois est magnifique, je viens de rencontrer sur un autre site qui s'appelle "Littérature de partout", une remarque de Camus :
"Se persuader qu'une œuvre d'art est chose humaine et que le créateur n'a rien à attendre d'une "dictée" transcendante. La Chartreuse, Phèdre, Adolphe auraient pu être très différents — et non moins beaux. Cela dépendra de leur auteur — maître absolu".
Ce que j'évoquais de l'écart entre le projet et sa réalisation, tentait de répondre à la question qui m'était posée.
Dans la création, j'éprouve un grand plaisir à "faire". Je suis totalement concentrée et absorbée quand je fais. Ce sont des moments et des états particuliers de grande plénitude,quand on ne fait pratiquement qu'un avec l'objet créé. Il n'y a pratiquement plus de projet initial qui tienne et plus de lointain; un présent et un futur proche décidant du geste qui va suivre immédiatement celui que je fais et qui implique le résultat (intermédiaire). C'est comme nager. Je choisis cette image parce qu'elle implique le corps, l'élément extérieur et la sensualité. C'est agréable, on se sent vivre extraordinairement.
Voilà pour une première sorte de satisfaction.
L'occupation, le faire est un état qui me plaît, il est très concret.
A propos de découverte et de surprise, oui, bien entendu, je suis surprise, je me surprends, parce que ça va parfois vite, parce que l'on a des audaces imprévues, parce que les matériaux nous surprennent aussi dans leur réaction et la réponse qu'ils donnent à nos impulsions. Sans arrêt on réagit à l'imprévu.
On est tellement collé à ce que l'on fait pendant qu'on le fait, que l'on est surpris dès que l'on fait un pas en arrière pour regarder...
On se surprend et pourtant on décide de tout: ce qu'on prend, ce qu'on efface, le geste à faire, quand s'arrêter.
Savoir s'arrêter, c'est peut-être s'avouer satisfait à un moment donné ?
Très belle réflexion accompagnée de trois commentaires sur lesquels il n'y a me semble-t-il rien à rajouter.Je partage tout comme Alain, la magnificence de la citation de Louise Bourgeois qui accompagne avec pertinence son travail qu'elle a poursuivi toute sa vie dans l'esprit que tu partages et que je partage aussi..
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