Et même si c'est la nuit, Kamel Khélif, éditions Otium, 11 avril 2019, BD, 30€
Kamel Khélif, mercredi 12 juillet 2017, Nuit sans faim
Dans l’après-midi le soleil brûlant de juillet est rafraîchi par le vent, je me gare à la Plaine et rejoins le cours Lieutaud, Kamel Khélif, habite juste à côté. Dans sa rue, des hommes discutent devant le pas de la porte, côté ombre. Je monte les quatre étages, Kamel habite au dernier, la lumière traverse l’appartement, fenêtres orientées est-ouest, le soleil reste longtemps l’après-midi. Je l’ai appelé pour lui demander s’il envisagerait d’exposer à nouveau avec l’association Perspectives pour l’exposition du cinquantenaire, fin décembre. Je lui ai proposé de choisir des dessins qu’il voudrait exposer, pour les photographier et il a accepté. Dans l’appartement de Kamel, les dessins, sont omniprésents, les livres aussi. Les planches en cours de réalisation sont posées à plat sur les cartons à dessin ouverts et sur le divan, pour sécher. Etant toujours visibles, disponible au regard, elles nourrissent le travail en cours. Au téléphone, Kamel m’avait dit qu’il préparait un livre, Nuit sans faim, le récit d’une errance dans la nuit ... Plus de vingt-cinq pages sont dessinées, format 44 x 64 cm, deux dessins par page, attachant le récit graphique au rythme des pas du personnage, un dessinateur, errant dans la ville, d’un bout de la nuit à l’autre.
Kamel m’avait dit : J’ai l’impression que ce récit fait écho à mon premier livre, Homicide (éditions Z’éditions, 1996, dessins de Kamel Khélif sur un texte d’Amine Medjdoub). Une BD polar où l’on se demande si le personnage a vraiment commis un crime ou si cela n’est que le fruit de son imagination. Un rêve ? Nuit sans faim, s’attache aux pas d’un personnage-narrateur-dessinateur (un double de Kamel ?), le récit débute lorsque la nuit qui envahit de sa pénombre l’appartement ne permet plus à l’homme de continuer son dessin : « Il cessa de dessiner, lorsqu'il s'aperçut que la lumière du jour avait presque disparu de la surface de la feuille et se confondait à présent à l'obscurité du dessin ». C’est alors que poussé par un appel intérieur, que l’on pressent être de la même force que celle qui le tient penché sur ses dessins dans la journée, il descend dans les rues de sa ville, Marseille.
Il déambule d’un lieu familier à un autre, chaque escale est l’occasion de croiser des hommes et des femmes, prétexte à évoquer les destins blessés de tous ceux qui ont voulu partir, se libérer, espérant qu’ailleurs on pourrait construire une vie meilleure ... On entend les paroles de cette chanson dans le texte :
« reviens sur tes pas, vie vécue
fais-moi voir à nouveaux
cette vie perdue
que jamais je n'ai su vivre »
C’est la nuit que l’on perçoit les lumières intérieures de ces présences diaphanes qui brûlent et vacillent. La nuit est onirique, le récit divague avec légèreté, épousant le déséquilibre qui propulse le rêve, déambulation en mode aléatoire dans la mémoire, éveillant des souvenirs d’enfance... mais buttant aussi sur la réalité. L’errance de toute une nuit débute avec le noir qui envahit l’espace et se clôt aux premières lueurs du jour, elle emmène et ramène le personnage à sa page dessinée ...
Finalement, a t-il vraiment quitté l’appartement ? N’est-ce pas la contemplation des planches dessinées qui livre toutes ces histoires ? Quand on a accumulé un certain nombre d’expériences est-il encore besoin d’aller à la rencontre de la réalité ? Peut-être est-on devenu soi-même un puits dont les eaux noires et profondes suffisent à étancher sa soif du monde ? Peut-être suffit-il de regarder au fond de ce puits, sous le reflet de la lune pour puiser toutes les existences noyées dans la peine et l’amertume d’une eau salée, amère. Du soir au matin, comme d’une rive à l’autre, comme d’un bout à l’autre d’une existence. Au fond de chaque existence, aussi noire, aussi sale, aussi terne soit-elle, brille la lumière d’un rêve, d’un idéal qui s’est maladroitement heurté à la réalité... c’est ce que je trouve dans Nuit sans faim. Un récit polyphonique. Un récit ouvert à plusieurs choix de lectures ... sans exclure le récit autobiographique, sans s’y limiter non plus. Un récit en boucle
Pour dessiner ces planches, Kamel
cherche dans le noir de l’encre, fait de pigment, d’huile et d’essence de
térébenthine répandus sur le papier, la
lumière du trait. Dans la tache, il
creuse, arrache, décolle, avec toutes sortes d’outils, même les plus simples.
Dans le noir il cherche les formes qui conviennent à son imagination, au récit
en cours. Et puis, bien sûr, il superpose
les couches de peinture, cache, révèle, dessine au trait. La création d’un dessin est complexe, elle
demande du temps et beaucoup de travail, parce que c’est le travail et la
recherche qui conduisent au dessin, à découvrir des nouvelles techniques qui
donnent des images originales et
personnelles au même titre qu’un musicien parvient à créer un univers sonore
qui lui est tout à fait propre et par lequel on le distingue et on le
reconnaît. On dit qu’il appartient à chacun d’inventer sa vie, Kamel invente
son dessin et son dessin est son œuvre, de même que ses livres dont il écrit
aussi le texte.
Nuit sans faim ... lorsque la vie, urgente comme une histoire
d’amour, fait oublier la faim, une vie qui se soucie moins des choses
matérielles que de la vie intérieure, que de cette nourriture spirituelle, de
l’imagination, qui trace un destin. Dans Nuit
sans faim, Kamel Khélif écrit ce
souvenir d’enfance, est-il réel, est-il romance ? « Je ne sais plus quand ni comment un jour
j'ai ressenti ce froid à l'intérieur de mes os qui me perturbe en ce moment. Un
jour j'ai ressenti quelque chose de semblable. Je retournais m'asseoir à ma
table. C'était la fin de la journée. J'ouvris à nouveau mon cahier et pris un
crayon. Au bas des exercices du jour, je fis un tout petit dessin. Le silence
de la page de ce jours-là me garda depuis toujours une place dans le silence. [...]Ce jour-là, je compris comment naissaient
les dessins. »
Merci à Kamel Khélif d’avoir
partagé avec moi le texte et les premiers dessins de Nuit sans faim. Je serai à
l’affût de la publication de ce livre et j’écrirai un nouvel article à ce
moment-là. Je laisse Kamel à la solitude
de la création, peuplée d’images et de magie ... car m’a-t-il dit, image et magie sont bien des anagrammes l’une de l’autre ... Ce dessinateur
nous enchante !
Florence Laude, Juillet 2017.
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