samedi 11 février 2017

Préface du catalogue FAIS MOI UN SIGNE, par Pierre-Jean Dessertine

Pierre-Jean Dessertine, philosophe, a fait à l'association Perspectives,  l'amitié d'accepter de préfacer le catalogue de l'exposition.  Il m'autorise à présenter son texte ci-après.



Fais-moi un signe. C’est sous cette sollicitation, ainsi formulée de manière personnelle mais indéterminée – ce « moi » pouvant être n’importe qui – que sont réunis plusieurs plasticiens pour donner à voir (mais aussi à écouter, à lire, à interagir) les œuvres qu’elle a, en chacun, suscitées.

Mais que des artistes se retrouvent pour créer et exposer sur le thème Fais-moi un signe, cela ne nous fait-il pas déjà signe sur notre époque ?


Commençons par reconnaître que nous nous sentons personnellement impliqués dans ce « moi » qui réclame un signe. Or le « nous » ici sujet embrasse la condition humaine contemporaine très commune de vie dans un environnement artificialisé saturé de signes : profusion des messages publicitaires et de propagande, multiples objets dont autrui expose la possession, mise en scène des corps dans l’espace public, omniprésence des écrans qui adressent à nos consciences un flux concentré, et le plus continu possible, de signes.

De quel signe manquerions-nous donc ?

Ne faut-il pas rapporter la résonance intime de la demande Fais-moi un signe à notre empathie humaine pour l’autre qui est en détresse du fait de l’injustice exacerbée d’un monde qui est prioritairement ordonné pour que prospèrent les flux de marchandises ?

"Tea-Bag resta longtemps ainsi sans bouger, assise sur le lit de camp, les pieds par terre, le temps que la force se présente et l'emplisse, la force de traverser une journée de plus dans ce camp rempli de gens obligés de nier leur identité et qui passaient leur temps à guetter, contre toute évidence, un signe qu'ils étaient les bienvenus quelque part dans le monde." (Henning Mankell, Tea-Bag, 2007)

Fais-moi un signe. Le signe à faire serait de bienvenue : bienvenue parmi nous au sans nom pour qu’il retrouve son nom qui le fait reconnaître pour ce qu’il est et ce qu’il peut nous apporter.

Mais au-delà de ce sentiment généreux, il se pourrait qu’il y ait un enjeu plus profond.

« Tout homme fut enveloppé d'abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n'a point d'expérience qui précède cette expérience de l'humain ; tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d'où sa frêle existence dépend. » (Alain, Éléments de philosophie, 1916)

Le philosophe nous rappelle que notre première pensée de sujet humain fut dans la quête Fais-moi un signe parce que notre survie en dépendait. L’accueil physique de la mère nous donna la première compréhension d’un signe, et ce fut un signe de bienvenue dans le monde. Et c’est à partir de ce signe inaugural que s’est développée notre capacité de faire signe et de saisir des significations.

Le signe humain – il y a beaucoup de signes non humains très utiles par ailleurs – est fondamentalement de bienvenue, c’est pourquoi il implique toujours la reconnaissance de la singularité d’autrui, et c’est pourquoi aussi il lui apporte de la joie, ce qui signifie, nous montre Spinoza, qu’il lui donne plus de « puissance d’agir » dans le monde.

Fais-moi un signe. N’aurions-nous pas, dans le monde tel qu’il est et devient, en notre impuissance à avoir prise sur lui pour en modifier le cours, un criant besoin de signes de bienvenue ?

Qui peut répondre ? Dans « bienvenue » il y a le mot « bien », ce qui signifie que le signe sollicité peut venir de quiconque a quelque chose à nous dire sur le bien que peut apporter ce monde en lequel nous sommes invités à prendre part. Que soit évoquée ici la place éminente que peut prendre l’œuvre artistique. L’œuvre artistique est un signe. Mais c’est un signe symbolique, c’est-à-dire qu’il met en scène un aspect de la condition humaine en touchant la sensibilité de telle manière que sa signification se déploie dans la résonance infinie des imaginaires de chacun. L’œuvre d’art est entre toutes précieuse car elle permet d’ouvrir ses désirs les plus intimes sur la pensée d’un bien universellement partagé.

C’est pourquoi, puisque c’est aussi notre quête, nous pouvons accueillir les œuvres exposées comme autant de réponses à la demande-thème Fais-moi un signe.

Et, effectivement, nous retrouverons dans ces œuvres les différentes dimensions que nous avons évoquées – l’ambivalence du signe, humain ou non-humain, proliférant ou rare – la condition propre de l’homme contemporain, errant sans nom ou dévastateur anonyme de la biosphère – la possibilité du signe sollicité, comme lorsque notre petite puissance d’agir peut engendrer de grands effets ou comme lorsque la reconnaissance d’autrui franchit l’obstacle du masque.

Ces remarques n’épuisent en rien la richesse de la vingtaine d’œuvres exposées. Car ce qui est ainsi porté à la flamme de notre sensibilité brille d’éclats inédits que seul notre imaginaire peut lui renvoyer. D’autant qu’en leur mise en espace commun les œuvres elles-mêmes se font signe, et nous font signe qu’elles se font signe.

De leur fréquentation on peut sortir en se sentant un peu plus bienvenu(e) dans le monde, ce qui est d’ailleurs le bien que l’on peut attendre de toute œuvre d’art. Mais par la dimension réflexive de son thème Fais-moi un signe – puisque l’œuvre d’art est elle-même un signe humain – cette exposition peut aussi nous apporter une nouvelle lucidité sur ce que sont les bons signes, ceux qui augmentent notre puissance d’agir.

C’est donc de nous sentir un peu moins impuissants concernant le monde tel qu’il est et tel qu’il devient que nous saurons être bien venu(e)s en cette exposition.



Pierre-Jean Dessertine

 On peut suivre les publications de Pierre-Jean Dessertine sur son blog: L'antisomnambulique  :


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