vendredi 13 décembre 2013

Jean-Eudes, récit graphique de Jean-Marc Pontier et Bernard Valgaeren, aux éditions LesEnfants Rouges


     Jean-Marc Pontier signe, avec ce quatrième livre paru aux éditions Les Enfants Rouges, Jean-Eudes, un ouvrage tout à fait original par rapport aux trois précédents, deux volumes de nouvelles et un roman graphique, Peste Blanche, sélectionné pour le Prix littéraire des lycéens en région Paca, cette année.  Jean-Eudes est  à la base le récit d’une histoire vraie, une histoire d’adoption compliquée, dont il a  coécrit le scénario avec Bernard Valgaeren, le père adoptif de Jean-Eudes.  Le récit se découpe comme une chronique en dix chapitres,  calquée sur les dix jours de grève de la faim de Bernard Valgaeren, du dimanche 28 octobre  au mercredi 7 novembre 2012.  

      Aucun des chapitres n’est conçu de manière linéaire, ils superposent au contraire à la réalité présente du journal de la grève de la faim, des récits rétrospectifs permettant au lecteur de connaître l’histoire de Bernard et de son compagnon Jean-Jean, leur engagement dans une association humanitaire qui les conduit en Afrique où Bernard est un jour accosté  par Jean-Eudes qui lui dit :  « je veux que tu sois mon papa ».    Original, le propos de faire de la bande dessinée avec un matériau ,  le combat de Bernard Valgaeren, dans le moment  même où il se déroule, quasiment au jour le jour, dans l’émotion et la tension de l’arrivée d’une décision administrative.  On imagine que le récit et le travail de dessin ont  avancé  suspendus à  l’attente des  nouvelles,  tout comme Bernard Valgaeren.  


      L’adoption de Jean-Eudes, semblait avancer  « normalement » depuis ce jour de l’année 2003 où Bernard Valgaeren avait pris la décision de  devenir le père adoptif de Jean-Eudes.  « L’adoption a même été prononcée légalement au Burkina-Faso et en France » , jusqu’à ce que le dossier se grippe à cause de la situation personnelle de Bernard à qui on reproche d’abord sa monoparentalité, puis « d’avoir beaucoup d’amis afin de cacher la mauvaise vie qu’il mène en France »… En réalité, ce qui est reproché à Bernard, sans que le mot soit prononcé, c’est son homosexualité et de courrier en courrier, la perspective de la validation de l’adoption de Jean-Eudes s’éloigne, ainsi que la possibilité pour lui d’obtenir un passeport et un visa pour rejoindre son père adoptif en France.

       Le découpage en  dix chapitres est ponctué par la reprise du motif du kiosque à musique de Sanary , où Bernard Valgaeren s’est établi pendant sa grève de la faim.   Jean-Marc Pontier écrit et dessine la chronique du combat d’un homme contre  l’absurdité de l’administration et  ses hypocrisies  du côté français qui ont leur pendant africain dans la  corruption des fonctionnaires et certains trafics d’enfants.  

        Mais voilà que  la « petite » histoire individuelle  de ce père adoptif en difficulté,  croise la grande histoire nationale dans les mois où l’on connaît dans l’hexagone le  débat autour du mariage pour tous  et son corollaire de manifestations pro et anti mariage gay…   Est-ce que ce sera  une chance pour Bernard et Jean-Eudes ? Est-ce que l’actualité jouera en leur faveur ?  Les mentalités sont-elles en bonne voie d’ évoluer ?  Jean-Marc Pontier qui s’est,  dans un élan spontané intéressé à la cause de son collègue et ami  au point de lui proposer le pari de raconter son histoire sous forme de BD,  se questionne :  « Pourquoi ces questions sur le mariage gay me touchent-elles autant ?  Peut-être parce que dans cette histoire c’est la part d’intolérance qui est insupportable, accompagnée de sa vieille odeur malsaine de conservatisme étriqué. Nous sommes si prompts à condamner radicalement ce qui est nouveau qu’on préfère prendre le risque de passer à côté de quelque chose qui peut fonctionner plutôt que de renoncer à la médiocrité surannée de nos institutions ». 
      A ce journal d’une grève de la faim et  d’imbroglio administratif, viennent se greffer  d’autres fils narratifs  qui donnent une épaisseur humaine et  affective à la relation entre Jean-Eudes et Bernard.  On apprend, par une série de retours en arrière, l’enfance de Jean-Eudes, les raisons familiales et culturelles  pour lesquelles il a été placé en orphelinat, bien qu’ayant une famille, une mère, des frères et des sœurs.  Les récits des voyages africains de Bernard quand il  se rend au Burkina Faso pour voir Jean-Eudes, sont autant de moyens saisis par Jean-Marc Pontier pour nous faire découvrir  certaines réalités de l’Afrique. 


       On retrouve quelque chose qui était déjà présent  dans certaines nouvelles  et dans le roman graphique Peste Blanche, l’ habileté de conteur  de Jean-Marc Pontier qui lui permet de tisser plusieurs trames de récits sans jamais perdre son lecteur, mais au contraire en l’invitant à soupeser les situations à les  mettre en perspective.  Ces enchevêtrements de récits sont autant d’aventures indépendantes   ponctuées de passerelles et de points communs qui les mettent en regard les unes par rapport aux autres. Pour exemple, Jean-Jean, compagnon de Bernard Valgaeren,  athlète du cirque les Arts Sauts,   « Jean-Jean a eu la chance d’être adopté. Grâce à Léone, il a pu trouver sa vocation. Est-ce que Jean-Eudes aura la même chance ? ». 

      Il n’était pas simple de tenir le lecteur en haleine avec des questions  telles que les complications (ubuesques) de cette  adoption.  Rien d’exaltant dans la prose administrative, rien de palpitant dans le combat ordinaire d’un homme, même soutenu par des amis, quand les semaines s’étirent dans l’attente d’un courrier… qui tarde à venir.   Mais le génie de l’artiste opère, soit qu’il parsème son texte de petits clins d’œil au lecteur, comme à la première page, quand sous le dessin réalisé à partir d’une photo qu’il a dû prendre lors de la première journée de grève de Bernard Valgaeren, il commente son dessin en noir, blanc et gris par cette phrase : « Bernard Valgaeren (ci-dessus, avec un bonnet rouge)… », soit qu’il cherche par le biais de certaines propositions graphiques à suggérer par des images métaphoriques la réalité brutale, froide et sordide.  J’aimerais citer deux exemples pour éclairer cela. Evoquant le directeur de l’orphelinat qui profite de sa situation pour  se livrer à un trafic d’enfants qui partent vers la Côte d’Ivoire pour y devenir  une main d’oeuvre réduite à l’esclavage, Jean-marc Pontier choisit d’illustrer son propos non en dessinant des enfants, mais en leur substituant des fourmis… 
     Un autre exemple tout aussi parlant, est un jour où voulant exprimer que les tracasseries administratives, à force de retards et de déceptions finissent par user le lien qui pourrait sauver Jean-Eudes de l’orphelinat et le sauver de la misère, il dessine une suite de cases dans lesquelles le trait blanc sur fond noir qui trace le profil de Jean-Eudes semble se détendre et s’amollir peu à peu jusqu’à devenir un simple trait plat, comme un  trait sans vie, conduisant tout droit au kiosque à  musique de Sanary où Bernard Valgaeren  témoigne de son impuissance  par une grève de la faim.  
       La bande dessinée est d’abord économe de mots mais propose un dessin d'une incomparable richesse qui suggère avec force. C'est parfois un dessin à charge, non parce qu'il serait une caricature, mais parce qu'il transpose pour dire au delà du visible ce qui est en jeu. On dit des mots qu’ils sont une arme, cela vaut ici pour le dessin !
        Le trait de Jean-Marc Pontier est épuré, nerveux et dense, il saisit l'expression.  On est dans un travail graphique aussi inventif qu'un dessin de Matisse ou de Picasso. Le travail sur le trait  joue sur les épaisseurs et les contrastes, chaque page est une sorte de partition, de plage de musique dans laquelle le compositeur combine avec intelligence l'entrée en scène des instruments, la densité du son, les notes et la mélodie.  A la fin,  lorsqu'on a une planche sous les yeux, cela semble simple et évident, pourtant on est loin d'une représentation banale (mimétique) du réel, on est dans la création totale, un dessin ouvert à la fois sur le réel et sur l'imaginaire.  Un travail graphique et narratif que j'applaudis depuis les premiers albums ( il faut aller lire la liste des ouvrages parus pour se rendre compte du parcours varié de l'auteur). Une créativité qui ne cesse de se renouveler et d'évoluer au fil du temps.



      Alors oui,  Jean-Eudes est un récit engagé, un récit de combat contre les injustices faites aux hommes et aux femmes que l’on dit  différents et contre les violences faites aux enfants.  En cette espèce, la place qui est donnée à l’aventure des trapézistes des Arts Sauts, ces hommes et ces femmes qui défient les lois de la pesanteur,  se balancent et virevoltent avec une grâce légère comparable au vol des oiseaux semble non seulement aux antipodes de la lourdeur administrative dans laquelle la relation entre Bernard et Jean-Eudes s’enlise, mais semble aussi une solution poétique et artistique à la mesquinerie de l’esprit humain. Qu’un travail sur nous-mêmes nous amène à nous dépasser  et à nous élever et à créer du lien pour que le monde s’élève avec grâce et dans l’harmonie.  Le récit en appelle à déplacer nos points de vue, à prendre de la hauteur et de la distance, mais pas trop car trop de distance ne pousse pas à agir.  Si les hommes avaient « le courage des oiseaux », comme le chante Dominique A.?

Dieu que cette histoire finit mal
On imagine jamais très bien
Qu'une histoire puisse finir si mal
Quand elle a commence si bien
On imagine pourtant très bien
Voir un jour les raisons d'aimer
Perdues quelque part dans le temps
Mille tristesses découlent de l'instant
Alors, qui sait ce qui nous passe en tête
Peut être
Finissons nous par nous lasser
Si seulement nous avions le courage des oiseaux
Qui chantent dans le vent glacé (…)




       Jean-Marc Pontier  préfère quant à lui conclure son récit comme un apologue, en laissant la morale de l’histoire à l’appréciation du lecteur, mais aussi en laissant la parole au griot africain qu’il convie  dans l’épilogue :  «  A la bibliothèque du lycée, je tombe par hasard sur un recueil de contes africains. Le titre de l’un d’eux me frappe particulièrement … Il s’intitule :  conte des trois sourds ».  Cet épilogue laisse le dernier mot à la culture africaine, singulière et énigmatique comme un Sphinx ... 

Jean-Eudes, Jean-Marc Pontier et Bernard Valgaeren, Les Enfants Rouges, octobre 2013
On pourra consulter le blog de Bernard Valgaeren pour suivre l'actualité de l'adoption de Jean-Eudes :  http://adoptionjeaneudes.wordpress.com/author/adoptionjeaneudes/
Et pour des renseignements sur l'auteur Jean-Marc Pontier, quelques liens :
Le site de l'éditeur Les Enfants Rouges:


2 commentaires:

Pangloss a dit…

Que rajouter? Un article parfait, bravo!

Anonyme a dit…

Bravo et merci pour ce bel article bien documenté et complet!
Bernard VALGAEREN