Jean-Marc Pontier signe, avec ce quatrième livre paru aux
éditions Les Enfants Rouges, Jean-Eudes,
un ouvrage tout à fait original par rapport aux trois précédents, deux volumes
de nouvelles et un roman graphique, Peste
Blanche, sélectionné pour le Prix littéraire des lycéens en région Paca,
cette année. Jean-Eudes est à la base le
récit d’une histoire vraie, une histoire d’adoption compliquée, dont il a coécrit le scénario avec Bernard Valgaeren,
le père adoptif de Jean-Eudes. Le récit
se découpe comme une chronique en dix chapitres, calquée sur les dix jours de grève de la faim
de Bernard Valgaeren, du dimanche 28 octobre
au mercredi 7 novembre 2012.
Aucun des chapitres n’est conçu de manière linéaire, ils
superposent au contraire à la réalité présente du journal de la grève de la
faim, des récits rétrospectifs permettant au lecteur de connaître l’histoire de
Bernard et de son compagnon Jean-Jean, leur engagement dans une association
humanitaire qui les conduit en Afrique où Bernard est un jour accosté par Jean-Eudes qui lui dit : « je veux que tu sois mon papa ». Original, le propos de faire de la bande
dessinée avec un matériau , le combat de
Bernard Valgaeren, dans le moment même
où il se déroule, quasiment au jour le jour, dans l’émotion et la tension de
l’arrivée d’une décision administrative.
On imagine que le récit et le travail de dessin ont avancé suspendus à l’attente des
nouvelles, tout comme Bernard
Valgaeren.
L’adoption de Jean-Eudes,
semblait avancer « normalement »
depuis ce jour de l’année 2003 où Bernard Valgaeren avait pris la décision de devenir le père adoptif de Jean-Eudes. « L’adoption a même été prononcée
légalement au Burkina-Faso et en France » , jusqu’à ce que le dossier se
grippe à cause de la situation personnelle de Bernard à qui on reproche d’abord
sa monoparentalité, puis « d’avoir beaucoup d’amis afin de cacher la
mauvaise vie qu’il mène en France »… En réalité, ce qui est reproché à
Bernard, sans que le mot soit prononcé, c’est son homosexualité et de courrier en courrier, la perspective de la validation de l’adoption
de Jean-Eudes s’éloigne, ainsi que la possibilité pour lui d’obtenir un
passeport et un visa pour rejoindre son père adoptif en France.
Le découpage en dix chapitres est ponctué par la reprise du
motif du kiosque à musique de Sanary , où Bernard Valgaeren s’est établi pendant
sa grève de la faim. Jean-Marc Pontier écrit et dessine la chronique
du combat d’un homme contre l’absurdité
de l’administration et ses hypocrisies du côté français qui ont leur pendant
africain dans la corruption des
fonctionnaires et certains trafics d’enfants.
Mais voilà que la « petite » histoire individuelle de ce père adoptif en difficulté, croise la grande histoire nationale dans les
mois où l’on connaît dans l’hexagone le
débat autour du mariage pour tous et son corollaire de manifestations pro et
anti mariage gay… Est-ce que ce sera une chance pour Bernard et Jean-Eudes ?
Est-ce que l’actualité jouera en leur faveur ? Les mentalités sont-elles en bonne voie d’
évoluer ? Jean-Marc Pontier qui s’est, dans un élan spontané intéressé à la cause de
son collègue et ami au point de lui
proposer le pari de raconter son histoire sous forme de BD, se questionne : « Pourquoi ces
questions sur le mariage gay me touchent-elles autant ? Peut-être parce que dans cette histoire c’est
la part d’intolérance qui est insupportable, accompagnée de sa vieille odeur
malsaine de conservatisme étriqué. Nous sommes si prompts à condamner
radicalement ce qui est nouveau qu’on préfère prendre le risque de passer à
côté de quelque chose qui peut fonctionner plutôt que de renoncer à la
médiocrité surannée de nos institutions ».
A ce journal d’une grève de la faim et d’imbroglio administratif, viennent se
greffer d’autres fils narratifs qui donnent une épaisseur humaine et affective à la relation entre Jean-Eudes et
Bernard. On apprend, par une série de
retours en arrière, l’enfance de Jean-Eudes, les raisons familiales et
culturelles pour lesquelles il a été
placé en orphelinat, bien qu’ayant une famille, une mère, des frères et des
sœurs. Les récits des voyages africains
de Bernard quand il se rend au Burkina
Faso pour voir Jean-Eudes, sont autant de moyens saisis par Jean-Marc Pontier
pour nous faire découvrir certaines
réalités de l’Afrique.
On retrouve quelque chose qui était déjà présent dans certaines nouvelles et dans le roman graphique Peste Blanche, l’
habileté de conteur de Jean-Marc Pontier
qui lui permet de tisser plusieurs trames de récits sans jamais perdre son
lecteur, mais au contraire en l’invitant à soupeser les situations à les mettre en perspective. Ces enchevêtrements de récits sont autant d’aventures
indépendantes ponctuées de passerelles et de points communs
qui les mettent en regard les unes par rapport aux autres. Pour exemple,
Jean-Jean, compagnon de Bernard Valgaeren,
athlète du cirque les Arts Sauts, « Jean-Jean
a eu la chance d’être adopté. Grâce à Léone, il a pu trouver sa vocation. Est-ce
que Jean-Eudes aura la même chance ? ».
Il n’était pas simple de tenir le lecteur en haleine avec
des questions telles que les complications
(ubuesques) de cette adoption. Rien d’exaltant dans la prose administrative,
rien de palpitant dans le combat ordinaire d’un homme, même soutenu par des
amis, quand les semaines s’étirent dans l’attente d’un courrier… qui tarde à
venir. Mais le génie de l’artiste opère,
soit qu’il parsème son texte de petits clins d’œil au lecteur, comme à la
première page, quand sous le dessin réalisé à partir d’une photo qu’il a dû
prendre lors de la première journée de grève de Bernard Valgaeren, il commente
son dessin en noir, blanc et gris par cette phrase : « Bernard
Valgaeren (ci-dessus, avec un bonnet rouge)… », soit qu’il cherche par le
biais de certaines propositions graphiques à suggérer par des images
métaphoriques la réalité brutale, froide et sordide. J’aimerais citer deux exemples pour éclairer
cela. Evoquant le directeur de l’orphelinat qui profite de sa situation pour se livrer à un trafic d’enfants qui partent
vers la Côte d’Ivoire pour y devenir une
main d’oeuvre réduite à l’esclavage, Jean-marc Pontier choisit d’illustrer son
propos non en dessinant des enfants, mais en leur substituant des fourmis…
Un
autre exemple tout aussi parlant, est un jour où voulant exprimer que les
tracasseries administratives, à force de retards et de déceptions finissent par
user le lien qui pourrait sauver Jean-Eudes de l’orphelinat et le sauver de la
misère, il dessine une suite de cases dans lesquelles le trait blanc sur fond
noir qui trace le profil de Jean-Eudes semble se détendre et s’amollir peu à
peu jusqu’à devenir un simple trait plat, comme un trait sans vie, conduisant tout droit au
kiosque à musique de Sanary où Bernard
Valgaeren témoigne de son
impuissance par une grève de la faim.
La bande dessinée est d’abord économe de mots mais propose un dessin d'une incomparable richesse qui suggère avec force. C'est parfois un dessin à charge, non parce qu'il serait une caricature, mais parce qu'il transpose pour dire au delà du visible ce qui est en jeu. On dit des mots qu’ils sont une
arme, cela vaut ici pour le dessin !
Le trait de Jean-Marc Pontier est épuré, nerveux et dense, il saisit l'expression. On est dans un travail graphique aussi inventif qu'un dessin de Matisse ou de Picasso. Le travail sur le trait joue sur les épaisseurs et les contrastes, chaque page est une sorte de partition, de plage de musique dans laquelle le compositeur combine avec intelligence l'entrée en scène des instruments, la densité du son, les notes et la mélodie. A la fin, lorsqu'on a une planche sous les yeux, cela semble simple et évident, pourtant on est loin d'une représentation banale (mimétique) du réel, on est dans la création totale, un dessin ouvert à la fois sur le réel et sur l'imaginaire. Un travail graphique et narratif que j'applaudis depuis les premiers albums ( il faut aller lire la liste des ouvrages parus pour se rendre compte du parcours varié de l'auteur). Une créativité qui ne cesse de se renouveler et d'évoluer au fil du temps.
Alors oui, Jean-Eudes
est un récit engagé, un récit de combat contre les injustices faites aux hommes
et aux femmes que l’on dit différents et
contre les violences faites aux enfants.
En cette espèce, la place qui est donnée à l’aventure des trapézistes
des Arts Sauts, ces hommes et ces femmes qui défient les lois de la pesanteur, se balancent et virevoltent avec une grâce
légère comparable au vol des oiseaux semble non seulement aux antipodes de la
lourdeur administrative dans laquelle la relation entre Bernard et Jean-Eudes s’enlise,
mais semble aussi une solution poétique et artistique à la mesquinerie de l’esprit
humain. Qu’un travail sur nous-mêmes nous amène à nous dépasser et à nous élever et à créer du lien pour que
le monde s’élève avec grâce et dans l’harmonie. Le récit en appelle à déplacer nos points de
vue, à prendre de la hauteur et de la distance, mais pas trop car trop de
distance ne pousse pas à agir. Si les
hommes avaient « le courage des oiseaux », comme le chante Dominique
A.?
Dieu que cette histoire finit mal
On imagine jamais très bien
Qu'une histoire puisse finir si mal
Quand elle a commence si bien
On imagine pourtant très bien
Voir un jour les raisons d'aimer
Perdues quelque part dans le temps
Mille tristesses découlent de l'instant
Alors, qui sait ce qui nous passe en tête
Peut être
Finissons nous par nous lasser
Si seulement nous avions le courage des oiseaux
Qui chantent dans le vent glacé (…)
Jean-Marc Pontier
préfère quant à lui conclure son récit comme un apologue, en laissant la
morale de l’histoire à l’appréciation du lecteur, mais aussi en laissant la
parole au griot africain qu’il convie dans
l’épilogue : « A la bibliothèque du lycée, je tombe par hasard
sur un recueil de contes africains. Le titre de l’un d’eux me frappe
particulièrement … Il s’intitule :
conte des trois sourds ». Cet épilogue laisse le dernier mot à la culture africaine, singulière et énigmatique comme un Sphinx ...
Jean-Eudes, Jean-Marc Pontier et Bernard Valgaeren, Les Enfants Rouges, octobre 2013
Et pour des renseignements sur l'auteur Jean-Marc Pontier, quelques liens :
Le site de l'éditeur Les Enfants Rouges: