Silvacane est un site magnifique, une ancienne abbaye cistercienne ... y exposer ce n'est pas seulement montrer son travail, c'est l'installer dans ce lieu, composer avec les volumes des espaces, l'atmosphère imprégnée de spiritualité.
La vision que l'on a de l'abbaye, de l'extérieur est une chose... belle, sobre, apaisante, un espace à taille humaine et on apprécie de flâner tout autour du bâtiment. Mais, quand on passe la haute porte de bois rouge, l'église semble nous dominer de son vide énorme tout à coup. On se sent rétrécir, petite chose à l'échelle du monument, pris dans une dimension autre. Temps d'arrêt. C'est pour souligner la forte présence du lieu que je mêle les photos des oeuvres exposées par Georges Guye à celles de l'abbaye.
L'autoportrait au manteau, de Georges Guye, exposé dans l'ancien dortoir des moines, apparaît dans sa solitude et sa force, tel un commandeur en éveil. Calme, présent. Le manteau de plâtre peint est massif, c'est une cuirasse... mais ses yeux sont hallucinés, on ne sait ce qu'ils aperçoivent du fond de leurs pupilles creuses. Ils voient ce que nous ne pouvons encore voir et la bouche entrouverte murmure ce que l'on ne peut encore entendre.
Il veille sur un peuple de seize lutteurs en plâtre blanc posés sur des socles ajustés à la proportion des volumes, placés à l'autre bout de la longue galerie. La perspective les met en regard l'un de l'autre.
https://imagesentete.blogspot.fr/2017/11/georges-guye-autoportrait-au-manteau-et.html
Dans la série des lutteurs, bien qu'il y ait une variété de modèles, on croit voir les plans successifs d'un combat à mains nues. Tantôt un gros plan sur une tête, sur un couple en pied, ou sur une scène cadrée en plan américain. La dimension cinématographique est évidente dans le découpage des plans, dans la dimension esthétisée des poses, dans cette impression d'arrêt sur image auquel nous sommes aujourd'hui habitués. Le génie de Georges Guye est d'avoir trouvé l'unité de l'ensemble en faisant tenir chacune des scènes dans des volumes à peu près équivalents.
Cette série de seize sculptures, les lutteurs, a été inspirée à Georges Guye (fin des années quatre-vingts) par la lecture du roman de Jean Giono, Deux cavaliers de l'orage, publié en 1965. Marceau, de dix-sept ans l'aîné d'Ange l'aime et le protège avec tendresse: "il aimait entourer les épaules de Mon Cadet de son bras". D'une stature et d'une force colossales, Marceau (dont le nom évoque le dieu Mars) devient une légende après avoir tué un cheval fou d'un coup de poing, aux courses de Lachau. Alors, il est successivement défié par quatre lutteurs aux surnoms pleins de maniérisme féminin, "Clef-des-coeurs", "Le Flamboyant", "Le Mignon", "Bel-Amour" qui tranchent avec leurs physiques de colosses bestiaux. C'est que les prises des combats laissent parfois entrevoir dans ces corps à corps pour se déchirer, des images d'étreintes amoureuses et/ou amicales...
"Marceau frappa de toutes ses forces dans la voix, dans le vide; il trébucha en avant. Il reçut encore un coup, il trébucha en avant. Il reçut encore un coup, et, de nouveau, le dedans de ses yeux s'illumina. Il frappa en fauchant de toutes ses forces avec son bras droit et, cette fois, il toucha quelque chose .
Il entendit vaguement, comme dans du coton, les cris de porc saigné de l'autre; et qu'il courait dans les feuilles. Il s'élança pour le poursuivre: il le croyait loin, il était là, tout près, plié en deux, à s'appuyer les mains sur l'endroit où il avait reçu le coup. Il le heurta en plein élan, le renversa et tomba sur lui. Il roula sur lui, le perdit, tomba dans les feuilles. Il se redressa, reçu un coup qui éclaboussa ses yeux de lumière.
Il chercha l'homme, le trouva, le fit tomber, le perdit, frappa le vide, reçut un coup dans le ventre: sa tête se mit à sonner comme une cloche battue par des poignées de terre. Il se redressa, tourna sur lui-même, se pencha, accrocha l'épaule de l'autre, tira, le fit tomber, se jeta sur lui, le perdit, courut à genoux, le retrouva, l'enjamba, le serra dans ses genoux. Sa main gauche remonta le long de la poitrine de l'homme. Il toucha le cou, le menton, la tête. De l'autre main, il frappa un bon coup dans cette tête. C'était fini."
L'irrémédiable évolution de la relation fraternelle de l'amour vers la confrontation fratricide, donne au roman de Giono la portée d'une tragédie antique: "Si vous ne voyez pas que, quand on aime quelqu'un, on veut toujours lui donner, être toujours plus fort que lui, qu'est-ce que vous espérez voir? Marceau avait trouvé ce biais: il était le plus fort du monde. Comme il aimait son Cadet, il lui donnait l'homme le plus fort du monde ... Brusquement, il ne l'est plus! Qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse ?"
Marceau (surnommé l'Entier), défié et vaincu par son frère Ange, le tue et s'exile dans la montagne où il se laisse mourir. On trouve dans ce roman de Giono, la même douloureuse fascination pour la violence, le sang, le meurtre que dans le roman Un roi sans divertissement où Langlois, effrayé par sa propre fascination devant le spectacle du sang répandu sur la neige, se suicide de peur d'être tenté par le meurtre. On n'est pas surpris de trouver dans les dernières lignes des Deux cavaliers de l'orage, ces lignes évoquant l'image du sang sur la neige : "Qu'est-ce qu'il y a de rouge là?" Sur la neige ça se voyait bien". qui font écho à : "J'y ai donné l'oie. Il l'a tenue par les pattes. Eh bien, il l'a regardée saigner dans la neige", dans Un roi sans divertissement. Si Un roi explore la solitude du héros en proie à ses démons et au désoeuvrement: "Qui a dit :"Un roi sans divertissement est un homme plein de misères"?", Deux cavaliers de l'orage, me fait penser aux lignées maudites des Atrides et des Labdacides. Deux Cavaliers de l'orage est un roman formidable qui mérite la même notoriété qu'Un roi sans divertissement.
L'ensemble des sculptures de Joe Guye rend avec justesse la dimension épique des combats où la haine est parfois le revers dramatique de l'amour absolu. Elles évoquent les incessantes confrontations des egos et la violence des rapports humains.
Salle de l'ancien réfectoire des moines, trois mers (résines) et trois paysages (plâtres)
Lors d'une exposition précédente,
Annick Pegouret avait écrit à propos des mers de Georges Guye : "Attirantes, elles aussi, ces surfaces bleues, qui retiennent le frisson de l'onde ou le flux de la rivière. L'oeil se plonge dans le pur scintillement de la couleur... Mais non, il n'y a là qu'un fragment de mer solidifiée. Et pourtant, ce scintillement d'eau profonde ?"
A propos des paysages, Jean-Marc Bourry, commissaire de l'exposition pour l'Abbaye de Silvacane, écrit : "Georges Guye est un urbain qui arpente la campagne et si c'est à partir de la ville que naît le désir de nature, sa prise de conscience amène à la création de représentations paysagères étendues comme représentations culturelles à travers un prisme que l'artiste met entre le monde et lui. [...]" (la suite de l'article est à lire sur l'excellent catalogue de l'exposition).
Je suis ravie de voir ces sculptures de Georges Guye exposées dans ce lieu extraordinaire, elles portent en elles la force et la grâce qui conviennent à cet espace et pour cette raison elles en sont magnifiées.
Le hasard ayant fait que je rencontrai Georges et Gaby Guye alors que je m'apprêtais à quitter l'abbaye, nous avons revisité l'exposition ensemble et ils ont accepté de poser symboliquement avec l'"Autoportrait" de Georges. Je les en remercie très amicalement.
Georges Guye, vit et travaille à Marseille. Son atelier est tout proche de la
Vieille Charité, rue des Phocéens.
Conception de l'exposition Jean-Marc Bourry P.A.C.
exposition du 4 mars au 22 avril 2018
SILVACANE
toutes les informations utiles sur le site de l'abbaye
Si on le souhaite, on peut lire d'autres articles que j'ai écrits sur des oeuvres de G.Guye: