Le dixième album de Mark Lanegan, Gargoyle sort chez Heavenly Recordings (Londres). En avant-première on peut écouter deux titres, "Nocturne" (piste 2) et "Beehive" (piste 4) sur les dix que compte
l’album. Enthousiasmants ! Autre actualité, début juillet, la parution d’un livre écrit
par Mark Lanegan, I Am the Wolf, Lyrics & writings (Da Capo Press). Seule la
liste des concerts annoncés me tire des
soupirs de déception ... rien à proximité, pour le moment. En attendant (impatiemment) de recevoir
l’album précommandé chez Heavenly Recordings, je fais cette tentative, à ma
petite mesure, d’écrire ici mes premières impressions ... c'est un risque que je prends...
Grille en fer forgé noire sur carré blanc et
calligraphie rouge sang, c’est la pochette de l’album. Il y a dans cette
apparence épurée une force visible (la
grille) et une tension (les rapports
colorés, noir-rouge/blanc) qui ouvrent sur
un champ de possibles, informulés (la vacuité de l’espace blanc), fertiles pour
l’imagination, une transcendance. Minimalisme
contemporain relatif cependant, car le nom Gargoyle
(gargouille) et la calligraphie assument l’héritage gothique des troubadours, des
chevaliers en quête d’aventures des chansons de geste (j’y reviendrai). En attestent les épées dressées, autant d'aiguilles ou
de flèches, qui composent la grille en fer forgé au bas de la pochette qu’il faut
prendre en considération, puisque la première de couverture de I Am the Wolf, écrit par Mark Lanegan, confirme ces choix chromatiques
(noir-rouge/blanc) et les symboles de la croix et de l’épée. Cette image réussit à concilier un espace
fermé et un espace ouvert, à jouer de l’ombre et de la clarté, à l’image de la musique
du Mark Lanegan Band ciselée comme des bijoux dans le roc(k) le plus noir.
"Nocturne", en écoute sur la site d'Heavenly Recordings : http://www.heavenlyrecordings.com/news/2017/02/mark-lanegan-band-to-release-new-album-gargoyle-in-april/
La poésie des
morceaux "Nocturne" et "Beehive", croise des images aperçues dans des flashs lumineux, visions
quasi fantastiques propices à une rêverie contemplative avec des émotions qui
jaillissent comme l’eau glace le dos - "a spot of chrome along my spine"- et le sang chauffe la tête - "in
my head buzzes a bee’s nest". Obsession de la couleur rouge - "Red lights" ("Nocturne") et du sang - "blood
stained indecision" ("Nocturne"), "Blood rushing up from a fountain" ("Beehive"), c’est aussi la
couleur des trois mots "Mark Lanegan
Band", comme trois gouttes de sang sur le blanc de la pochette de l’album,
comme les trois gouttes de sang sur la neige, qui fascinent le chevalier Perceval (un des
chevaliers de la Table Ronde, dans la légende du Roi Arthur). Dernièrement,
la vidéo officielle de "Beehive" (dirigée par Zhang + Knight) confirme pour moi cette impression
première, du jeu visuellement fascinant du
rouge sur le blanc, jusqu’à l’obsession (portée par la rythmique de la musique).
Dans le conte de la légende arthurienne, Perceval est absorbé par les trois
gouttes de sang sur la blancheur de la neige au point qu’il "passa tout le petit matin à
rêver sur ces gouttes de sang, jusqu’au moment où sortirent des tentes des
écuyers qui, en le voyant ainsi perdu dans sa rêverie, crurent qu’il
sommeillait". Magnifique épopée et merveilleux texte du Conte du Graal écrit par Chrétien de Troyes
au XIIème siècle (traduction de J Ribard pour les éditions Honoré Champion)
dont le souvenir s’est imposé parce que le sang est récurrent dans maintes
chansons de Mark Lanegan et parce que l'album, par son titre, Gargoyle fait référence au Moyen-Âge. Pour Perceval, "le sang uni à la neige lui rappelle le teint frais du visage de
son amie, et, tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même"... D'une autre manière, Lanegan écrit , "Honey
just gets me stoned"... "Honey" pouvant aussi bien s'entendre comme une manière tendre de nommer la femme aimée, ou comme une métaphore de la drogue, de l'alcool etc... partageant un même pouvoir de fascination et de capacité à "faire s'oublier" celui qui s'y abandonne.
"Nocturne" (piste 2), le morceau démarre sur une cadence urgente, tenue du début à la fin, superposition
d’instruments électroniques, de percussions, de basses et de guitares qui
claquent. Ultra grave sur le premier
couplet, la voix de Mark Lanegan égraine les mots qui peignent le tableau sombre de cette scène nocturne (à l’opposé du
blanc de la pochette) rompue par des lumières qui n’ont rien de solaire, lumières
rouges, visions aux rayons X et lumières noires, qui projettent des images figées, composées comme
des natures mortes, roses dans un vase, lettres, miroirs, ancre, chaîne et crucifix.
Dans une tonalité un peu plus haute, introduisant une polyphonie, la voix du refrain lance un chant
plaintif, "Do you miss me, miss me darling ? / God knows, I miss
you"... avant d’évoquer des scènes tragiques, alternativement, collisions
de trains, de voitures ... ou de fin du monde. Dans les ténèbres du milieu de
la nuit, on ne sait ce qui altère la perception de la réalité, la drogue, le mal-être,
les rêves ? ... les visions fantastiques
s’animent d’un bestiaire rampant, serpents,
araignées, qui diffusent leur venin.
La nuit renvoie l’homme à une solitude nostalgique, à moins que ce ne
soit la solitude qui le plonge dans une noirceur parcourue de visions lancinantes et morbides ?
Et cela résonne,
pour moi, comme certains vers que le poète Guillaume Apollinaire écrits à son amante Lou, depuis le front, pendant la guerre de 14-18, quand incertain de son
avenir, pris dans le feu des tirs d’obus, il pense à elle. Mais, Lou se souviendra-t-elle aussi de lui, après la vision du "fatal giclement de [son] sang sur le
monde" ? ("Do you miss me, mis me, Darling? / Do you know I'm missing you" - "Nocturne" - Mark Lanegan)
" L a nuit
descend
O n y pressent
U n long un long destin de sang "
" Si je mourais là-bas", Poèmes à Lou,
Apollinaire, 1915
Et dans "Nocturne " :
"Red Lights, X-ray vision
A lonely drug is in my veins
Blood stained indecision
Holiness is burned away
Midnight, midnight calling
Color me insane"
Rapprochement très personnel en fonction de mes goûts (et de la limite de ce que je connais)
... Si Apollinaire est tout à la fois un
poète de l’ombre, il est aussi celui de la lumière solaire, Mark Lanegan demeure plus grave et
plus ténébreux, à cela près que le tempo rock de "Nocturne" fait entrer la lumière par flashs où la tension électrique déchire la noirceur des
mots.
"Beehive", Mark Lanegan Band, Gargoyle (04/28/2017)
"Beehive" (piste 4) s’ouvre sur le
vrombissement d’un essaim d’abeilles, référent bucolique suggéré par le titre (la
ruche), mais bourdonnement semblable, encore, au grésillement que l’on entend quand
on se tient sous une ligne électrique à haute tension ! La cadence
nerveuse des instruments, courant sur la ligne de crête d’un bout à l’autre du
morceau, ne laisse en effet pas de répit. La nuit ( voir "Nocturne") cède le pas à la pénombre d’un coucher
de soleil traversé d’étincelles, dans "Beehive". Le monde extérieur est vu depuis l’encadrement
une fenêtre, "suddenly alone in a beehive" [...] "I drag my chair to the window" [...] "Press my body against the window". Paysages de montagnes, d’eau
bleue, fraîche apportent ici un apaisement relatif, comme la présence sucrée du
miel dans la lumière mourante d’une fin de journée d’été. "Beehive" semble être un texte plus lumineux, manifestant un certain apaisement par rapport à celui de "Nocturne".
Voilà pour le moment, l’album Gargoyle sort demain, vendredi 28 avril
2017 !
Mark Lanegan est un chanteur, auteur, compositeur américain
originaire de Seattle, dans l’état de Washington, installé depuis des années à
Los Angeles. Sa carrière a commencé en 1984 comme membre du groupe des
Screaming Trees qu’il quitte pour une carrière solo en 1990. Cela ne l’empêche
pas de collaborer à un nombre impressionnant de projets, avec des artistes américains
comme des musiciens européens (lire plus d’infos ICI).
L’album Gargoyle a été co-écrit avec le musicien anglais Rob Marshall. On dit que Mark Lanegan est plus connu en
Europe qu’aux Etats-Unis, en tout cas, la plupart des musiciens du Mark Lanegan
Band sont Anglais et Belges. Gargoyle est produit par Alain Johannes
et sur l’album sont crédités : Mark Lanegan (vocals), Alain Johannes
(guitars, keyboards, bass, percussion), Rob Marshall (guitar, keyboards, drum,
programming), Aldo Struyf (keyboards, percussion), Duke Garwood (guitar, horns),
Martin LeNoble (bass), Frederic Lyenn Jacques (bass), Jack Irons (drums),
Jean-Philippe de Gheest (drums), Greg Dully, Josh Homme, Shelley Brien (backing
vocals). [lu sur la page 24 de UNCUT magazine, à paraître en May 2017]. Sans oublier le guitariste Jeff Fielder qui
accompagne souvent Mark Lanegan.
F. L.
Quelques liens pour lire et écouter plus loin :
Le site de Mark Lanegan
Un livre en français, le seul paru, semble-t-il,
consacré à Mark Lanegan, et qui vient de sortir. Je l’ai acheté et pas encore
lu, mais ça ne va plus tarder ! Rien que le titre me semble
cerner de bonnes problématiques ... Mathias
Moreau, Visions de Mark Lanegan, essai
biographique au regard de l’émancipation, éditions Masters at Paradise,
collection Main Man, 2017
La rubrique Wikipédia
La maison de disque Heavenly Recordings / Mark Lanegan