La Sainte-Victoire selon Georges Guye
J’avais publié un article à propos de cette sculpture de
Georges Guye ( voir l’article du 17 mai 2014 :
http://imagesentete.blogspot.fr/2014/05/des-dires-propos-dune-sculpture-de.html),
en promettant de le compléter pour évoquer d’autres aspects de cette œuvre qui
font sa force et ses qualités. Elle est toujours posée sur mon bureau et je ne
me lasse pas d’observer sa manière de défier la réalité qu’elle représente.
Je m’intéresse à la douceur blanche de son volume, à la subtilité
des ombres qui varient. Cette sculpture, je la perçois comme un
morceau de tissu blanc moulé sur une épine dorsale irrégulière, une coque
légère, mais durcie au point de tenir en suspension sur son coin plus long. Ce
linceul blanc qui semble conserver la forme du corps qu’il enveloppait est, par
une fine pointe à peine planté dans un socle de plâtre blanc. Le socle est un parallélépipède
rectangle ( 4x 15 x 35 cm ) ne portant
aucune mention, il est extrêmement sobre, du même blanc de neige que la Sainte-Victoire.
On m’a dit qu’autrefois il comportait une
étiquette, mais j’ignore quel titre, quelles informations elle donnait au spectateur. Aujourd’hui donc, pour qui regarde cette
sculpture, elle doit se suffire à elle-même, il n’est pas mentionné qu’elle est
une représentation de la Sainte-Victoire selon Georges Guye. La question de la réalité et de sa
représentation est donc mise en jeu ici. La sculpture est un objet
physique concret, présent, une réalité tangible offerte au regard. Dans la
mesure où ladite sculpture ne porte pas de titre, il n’est pas dit qu’elle
renvoie à autre chose qu’à elle-même, qu’à la réalité qu’elle offre à voir. Je
peux laisser mon imagination vagabonder et écrire spontanément ce que l’objet
m’inspire, comme je l’avais fait dans le précédent article. Cependant, dans
mesure où je sais que ce que j’ai sous les yeux est de près ou de loin « La Sainte-Victoire »,
je suis invitée à la regarder aussi pour le jeu complexe de proximités et des
écarts qu’elle entretient avec la réalité dont elle porte le nom.
Cette Sainte-Victoire
a été créée dans les années 80 par
Georges Guye, à l’occasion d’une exposition collective sur le thème de la Sainte-Victoire, organisée par Jean-Pierre Sauvage dans sa
galerie-appartement, « 39 marches plus haut », à Aix-en-Provence. Il existe plusieurs versions de ce travail de
Georges Guye sur La montagne, elles ont été conçues pour devenir des sculptures
monumentales de cinq mètres de haut.
Cette précision a son importance quand on regarde comment le sculpteur
« aborde » La montagne.
Dans la sculpture que j’ai sous les yeux, je peux reconnaître
la Sainte-Victoire. En effet, les singularités de cette montagne, l’ondulation
de sa ligne de crête, les plis qui rythment sa surface, sa forme de vague de
calcaire blanc dressée contre le ciel, la proportion entre la hauteur et la
longueur de sa masse, nous les retrouvons dans la Sainte-Victoire de Georges
Guye, rapportés à l’échelle de sa sculpture.
L’idée qui se forme quand je prononce le mot « montagne », est une masse énorme,
de grande altitude, solide et compacte, inébranlable. Ainsi, chaque fois que je
gravis le col de Saint-Antonin-sur-Bayon en vélo, quand je débouche du dernier
lacet où se situe la limite entre la forêt et la roche à nue, et que tout à
coup se dresse devant moi la barre de
calcaire, je suis émue. La route passe si près de la falaise que J’ai
l’impression de pénétrer dans le bloc qu’elle forme, de faire corps avec le
paysage en même temps qu’il me domine totalement. Je pourrais me sentir écrasée
s’il n’y avait dans la blancheur de la pierre et la lumière qu’elle renvoie des
qualités foncièrement positives. Je crois que Georges Guye, lorsqu’il a
sculpté sa Sainte-Victoire a ressenti ce
plaisir d’être dans le corps à corps
avec la montagne, de traduire la sensation d’être enveloppé par sa masse à
la fois impressionnante et hospitalière.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle
il n’a pas voulu une Sainte-Victoire pleine, mais un manteau de Sainte-Victoire
épousant au plus près le corps de la montagne, avec une certaine volupté.
|
"la petite fille sautant à la corde", Pablo Picasso, 1950 |
Au sens figuré, « soulever des montagnes » est
l’exemple même de ce qu’il est impossible de faire, qui nécessite une force
surhumaine, ou une foi sans faille. Dans
le même registre, on dit encore « se faire une montagne de quelque chose»,
à propos d’une difficulté que l’on exagère. Ces métaphores sont justifiées par
le fait attesté qu’une montagne est l’exact opposé de ce que l’on pourrait
arracher au sol et soulever de terre. Or, lorsque Georges Guye, se confronte en
sculpteur à la réalité de La montagne, il nous propose l’exact contre-pied des
réalités intrinsèques à toute montagne. Il creuse
son sujet, évide sa masse, l’allège et la décolle du socle pour la
présenter en lévitation sur un pied. Certainement
le pied de nez est-il un jeu amusant,
mais certainement pas gratuit.
N’est-ce pas justement en représentant l’impossibilité d’une
montagne qu’il nous renvoie justement à la réalité
de la montagne ? De même René Magritte,
lorsqu’il peint « Ceci n’est pas une pipe » au-dessous d’une
figuration en trompe l’œil d’une pipe, explicite-t-il à la fois ce qu’est
l’objet qui le distingue de sa représentation.
Il me semble que la Sainte-Victoire de Georges Guye, doit
être considérée comme un masque de la Sainte-Victoire. En effet, elle partage avec celui-ci les propriétés
d’imiter et de représenter la Sainte-Victoire tout en la faisant disparaître,
et la disparition rend l’objet caché d’autant plus intéressant. De plus, ayant fait disparaître l’objet réel,
l’artiste devient maître de son sujet et de son art.
On peut enfin formuler l’hypothèse que ce n’est pas la
réalité de la Sainte-Victoire qui intéresse le sculpteur mais la question de la sculpture
et de ses lois, du volume et de l’équilibre. Je pense ici à deux sculptures de Pablo
Picasso qui expliciteront mon idée, « La petite fille sautant à la
corde » (1950) et la représentation d’un corps d’homme en équilibre sur un
pied intitulée « footballeur », en tôle découpée, pliée et peinte
(1961).
La sculpture « la petite fille sautant à la
corde » résout le problème de représenter le corps de l’enfant qui saute
et dont les deux pieds ont quitté le sol.
Le subterfuge de la corde à sauter qui touche le sol permet de laisser
croire que la petite fille est suspendue dans les airs. On retrouve un procédé analogue dans la
Sainte-Victoire de Georges Guye où, la montagne est représentée en l’air, en
équilibre sur un des coins de sa structure. Pas plus que la petite fille ne
peut, dans la réalité, défier les lois
de la pesanteur et rester « éternellement » en l’air, la Sainte-Victoire
ne pourrait se soulever et tenir en lévitation sur un seul appui précaire. Le problème du sculpteur, dans ces deux cas,
n’est pas de tenir compte de la réalité et encore moins de la représenter, mais
de proposer une solution à une proposition de réalité qu’il imagine.
|
"Footballeur", Pablo Picasso, 1961 |
Dans la seconde sculpture de Picasso citée en exemple,
« Footballeur », son intention
semble être de transformer le dessin du footballeur réalisé dans le plan de la feuille de tôle, en une sculpture en
trois dimensions dans laquelle le joueur apparaît en volume. Pour se faire, la solution trouvée est de
plier la feuille pour lui donner du relief.
Dans le cas de la Sainte-Victoire de Georges Guye, nous observons une
pratique semblable. Nous avons déjà
mentionné que le sculpteur a choisi de
représenter la montagne sans la sculpter dans la masse. La Sainte-Victoire que
l’on regarde donne le sentiment qu’elle est obtenue à partir d’une épaisse feuille de papier ou un
rectangle de tissu déformés et mis en
volume par pliures successives pour
imiter la silhouette de la montagne. On peut imaginer qu’il suffirait de
déplier la sculpture pour la mettre à plat.
Cette Sainte-Victoire semble un
nuage en suspension et propose une image qui tient davantage du tapis volant
que du bloc de calcaire.
Il est clair que Georges Guye en répondant à l’invitation de
représenter la Sainte-Victoire, s’est
acquitté de la contrainte en nous offrant la disparition de la Sainte-Victoire,
absente sous le suaire, lui conférant une présence symbolique et spirituelle.
Comme les flèches des églises, la montagne s’élance vers le
ciel. Dans le premier cas, la symbolique de la forme élancée du monument est de
marquer la transformation de la nature profane des êtres en vertu spirituelle
lorsqu’ils pénètrent dans le lieu sacré. Les églises sont pensées comme de
« véritables montagnes sacrées au cœur des cités médiévales. » (Philippe
Lassire) Dans le second cas, il ne faut pas oublier que la volonté de Georges Guye était de faire
de cette « Sainte-Victoire »,
une sculpture monumentale de cinq mètres de haut. On imagine facilement, si c’était le cas, que le spectateur pourrait entrer dans le corps creux de la montagne et
connaître, qui sait, une expérience spirituelle assez similaire à celle d’entrer dans un lieu sacré ?
Aujourd’hui Georges Guye vit à
Marseille. Son atelier est dans le périmètre de la Vieille Charité.