Lorsque Gérard Eppelé choisit de poser son atelier à Arles en 1998, il quitte Tourettes-sur-Loup, où il vivait depuis l’année 1973, enseignant à la Villa Arson, école nationale supérieure d’art située au nord de Nice, pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1992. Né à Cherbourg en 1929, il a grandi au Maroc, est rentré en France en 1942. D’abord formé au métier d’ajusteur, il fréquente ensuite l’école des Beaux-Arts de Toulouse, puis, pendant deux ans encore, l’école nationale de tapisserie d’Aubusson pour laquelle il obtient une bourse. Il travaille quelques années comme peintre décorateur dans le cinéma avec Max Douy et Claude Autant-Lara. En 1959, des problèmes de santé lui imposent de s’installer dans le sud-est. Etabli à Vence, il rencontre Jean Dubuffet et devient son assistant. Ce dernier le recommande à Alphonse Chave qui lui permet de faire sa première exposition, Les dormeurs, en 1960 à Vence.
Pendant l’entretien dans son atelier, Gérard Eppelé a souhaité me présenter son travail dans un ordre chronologique, évoquant à propos de ses premiers travaux, une petite mémoire qui se déroule pour redonner une idée du départ des choses. Je me suis laissée conduire par cette proposition, songeant que les dessins et les peintures que j’avais vus lors de précédentes expositions qui plaçaient l’humain au centre de ses préoccupations - il dit volontiers que c’est la nature de l’homme et son existence qui le préoccupent, taraudé par les questions: D’où venons-nous ? Qui sommes-nous? Où allons-nous? - devaient pouvoir s’éclairer d’un retour aux sources. Il a ouvert une pochette en papier kraft étiquetée gouaches 59, 60, 61. Elles montraient plusieurs versions d’un petit personnage qui commençait à poindre dans l’immensité de paysages indéfinissables de montagnes et de ciels et une matière picturale très noyée d’eau. Ce petit bonhomme récurrent tenait toujours un journal dans la main, représentation du lien social, de la volonté de communiquer avec l’autre et avec le monde, à la fois autoportrait et figuration de l’autre. Ce personnage à veste bleue, évoquant le bleu de l’ouvrier, du travailleur manuel parfois coiffé d’un béret, fut bientôt suivi d’un homme au pull noir et au visage lunaire si caractéristique du dessin de Gérard Eppelé, sorte de portrait archétypal figurant par sa vêture banale, presque misérable, cachant un corps tout aussi misérable, l’absurdité de la condition humaine telle que Beckett pouvait la donner à voir. Dès cette époque, Gérard Eppelé entreprit de classifier son travail avec méthode notant sur chaque œuvre, un titre, une signature, une date et un numéro d’ordre.
L’homme est initialement peint dans sa solitude, perdu dans un vaste monde aux contours flous dans lequel il semble se noyer ou se diluer, se raccrochant à la vie, par la présence du journal, représentation de l’activité intellectuelle et de l’ancrage dans un monde au contraire intelligible, dont on peut en tout cas écrire l’histoire. La main, repliée sur le journal, rappelle le geste du coureur de relais qui passe le témoin symbole de l’enchaînement d’une génération à l’autre où le sens ne se perd pas mais, au contraire, prend du relief, dans la perspective que ce recul historique favorise. A cette première figure vient s’ajouter celle de l’homme au pull noir, archétype de l’homme absurde, celui qui a renoncé à croire à toute transcendance, qui célèbre la vie en songeant toujours à la mort (nous y reviendrons) , annonçant un parcours d’une cinquantaine d’années où l’œuvre peinte et dessinée ne cesse d’observer l’humain dans son rapport à lui-même, à l’histoire, à la société, à la culture, travaux rassemblés en 2006 à la Villa Tamaris, à La Seyne-sur-Mer, sous le titre La pratique de la mélancolie. Un triptyque récent qui n’est pas présenté ici, Rien, l’être, fruit d’une résidence à Gap en 2010, s’inspire du retable d’Issenheim de Grünewald mais rompt avec l’histoire du panneau central où l’on voit le Christ crucifié, plaçant dans des panneaux opposés, d’une part une image d’homme contemporain et dans l’autre, l’homme et l’oiseau fétiche de la grotte de Lascaux, plaçant en vis-à-vis les deux extrêmes de la lignée humaine.
Une tuberculose contractée vers l’âge de dix huit ans contraignit Gérard Eppelé à passer cinq ans dans le sanatorium de Villiers-sur-Marne, cela constitua une expérience fondatrice. Cette rupture de vie, totale, subie en pleine adolescence, le confronta à la solitude et, brutalement, à la réalité dure et implacable d’une maladie qui, faute de soins antibiotiques, emportait chaque semaine, un compagnon d’infortune. Comme cela arrive parfois, ces conditions terribles ont par ailleurs été l’occasion de rencontres formidables, de prises de conscience fulgurantes. C’est à ce moment-là, dans ce contexte-là qu’il s’est mis à dessiner et à peindre des séries de portraits. Une manière de briser la solitude en regardant vers l’autre, mais aussi d’ancrer la vie, incertaine, dans le concret, de laisser une trace qui survivrait à la disparition de l’être. On perçoit ainsi pourquoi l’importance de peindre l’humain, de s’attacher au portrait avec une grande fidélité depuis les débuts jusqu’à présent, constituant une œuvre d’une grande cohérence, dont chaque élément semble un maillon de l’histoire individuelle qui rejoint l’Histoire de l’humanité.
Nombreux titres œuvres témoignent d’une volonté de garder la mémoire du vivant et de conserver l’image, l’apparence de celui qui a vécu. Il en est ainsi des nombreux Portraits présentés entre deux feuilles de verre (1987), Les Reliquaires (1982), Les imaginés du Fayoum (années 2000) et plus explicitement encore les Ne m’oubliez pas ou Ne pas être oublié (1997) et en 2010 Ne pas oublier.
Les Reliquaires, grand dessin sur papier marouflé sur toile daté de 1982, comporte en motif principal un reliquaire figuré par un grand buste sculptural coiffé d’un couvre chef pareil à un casque. Le visage est grave, les yeux, d’immenses trous noirs ou au contraire des protubérances cerclées comme des verres de loupes. Le buste posé sur un brancard est porté sur l’épaule par deux hommes vus en pied. Ce motif est répété dans le quart en haut à droite du dessin et ce sont en tout cinq reliquaires et six hommes qui sont dessinés, leur disposition laissant croire, dans la partie gauche, que ce sont deux reliquaires qui en porteraient un troisième, enrichissant la notion de répétition du motif par celle de la mise en abîme du symbole. Il est dit que par l’intermédiaire des reliques le compagnon invisible qu’est le saint marquerait sa présence et sa puissance et qu’il était d’usage vers les XIe et XIIe siècles de se placer sous les reliques afin de bénéficier de leur flux miraculeux - ce que représente aussi le dessin de Gérard Eppelé - et
d’implorer une guérison. A remarquer que la sainte figure prend chez Gérard Eppelé les traits d’un soldat casqué, réminiscence peut-être des années de guerre quand, de 1942 à 45, vivant à Toulouse et souffrant de la faim, la maladie l’avait attrapé. Il vivait dans un foyer de manufacture et officiait comme brancardier et fossoyeur et avait été témoin, alors, des premiers trains de déportés. En 1979, puis en 1983, une série Le poids des autres reprend l’image d’un homme pesant sur les épaules d’un autre, sans que la dimension religieuse affleure, encore qu’elle soit masquée ou plus précisément casquée dans Les Reliquaires, donnant certainement une tonalité ironique à la mise en scène de la procession. L’image d’une humanité se vouant aux saints est quelque peu équivoque quand le saint prend l’apparence d’un soldat, encore que. Quelle polémique naît de la confusion de l’image du saint avec celle du soldat? Une humanité vouée à quoi, portant ses pas vers quel avenir? Est-ce la dérision qui l’emporte ou l’espérance, la foi en humanité? Dessin polysémique par excellence dans lequel la multiplication du motif participe à donner du mouvement à des images séquentielles et à redonner vie à une procession en même temps que la perspective historique participe à en questionner le sens.
Les grands dessins de la série Les Locataires (1983) et La Dérive (de 1983 à 1985) ont été faits à une époque où Gérard Eppelé, Michel Houssin et Yvon Vey avaient l’habitude d’exposer ensemble des dessins de grands formats. Les trois artistes se défiaient amicalement à qui réaliserait le dessin le plus grand. Gérard Eppelé en a pour sa part réalisé un de 5 mètres de long sur 70 cm de large qui fut exposé en Allemagne. Dans les deux séries nommées plus haut, les personnages, hommes, femmes enfants, représentés en pied, assis de face ou de dos, ou encore debout, marchant à grandes enjambées si bien que certains vont même jusqu’à sortir du cadre, se meuvent dans des paysages imaginaires où figurent pourtant immeubles, végétation, ciels chargés de nuages. Le trait des arrières plans, vigoureux, ample dans un mouvement balayé apporte une dynamique soutenue par la disposition des masses sombres et claires des paysages. Les personnages semblent soucieux, habités d’interrogations anxieuses, pris d’une agitation inquiète ou, au contraire dans une posture statique. Qui sont-ils? Que leur arrive-t-il? Où vont-ils? Qui ne s’est pas posé cette question en croisant des visages inconnus, affairés à leur propre existence qui nous échappe? Dans le ciel d’un des dessins de La Dérive apparaît, une face lunaire à visage humain qui ressemble à certains grands portraits comme Tête blanche (1970), Les Yeux noirs (1971), La grande face (1984).Ces trois têtes sont cadrées au plus près, elles occupent tout l’espace pour Tête Blanche et Les Yeux noirs, Dans La grande face le visage semble un astre posé dans un vaste ciel. Un large bandeau horizontal est réservé au bas du dessin, créant une marge gigantesque comme une prédelle occupe l’espace sous un retable. Deux personnages de plus petite taille dont on ne voit que la tête semblent se tourner le dos, sur le point de s’éloigner dans des directions opposées. La grande face, aussi ronde ou lunaire que les deux autres dessins de visages, montre un redoublement des organes yeux-nez-bouche produisant une figure monstrueuse et fantastique exprimant la même dualité que les deux visages dans le bandeau inférieur. Cette face grotesque nous scrute de ses quatre yeux, nous renifle de ses deux nez et nous parle par ses deux bouches ouvertes de façon impressionnante. Elle semble dessinée à l’image des gargouilles monstrueuses que l’on plaçait à l’extérieur des bâtiments pour éloigner l’esprit maléfique, encore que gardant une apparence bien humaine et qu’elle nous ressemble comme un frère! Tête blanche semble se diluer dans les circonvolutions d’une matière filandreuse dont les organes peinent à émerger, sorte de momie dont les bandelettes seraient en train de se dissoudre. Les Yeux noirs, de véritables puits sombres au centre de cratères profonds, évoquent ces trous noirs qui, dit-on, absorbent la matière. La bouche est bien close, le nez pincé comme pour retenir un souffle. Le visage qui n’entre pas tout entier dans le cadre semble exagérément gonflé et embarrassé. Comme la grenouille de la fable, il paraît s’enfler si bien qu’à la fin il va crever, ce que confirment les yeux déjà creux. Ces trois grands dessins où les visages semblent des masques plus que des figures vivantes, questionnant la mort.
En contrepoint, une série de dessins où des personnages tiennent des photos à la main, Lui et les autres (1974), L’image du semblable (1971) et puis encore, deux dessins intitulés Portraits (1987) présentés encadrés entre deux feuilles de verre, sont une galerie de portraits dans une mise en page qui s’inspire de celle d’une planche de bande dessinée. Chaque case est occupée par un visage. Il faut rapprocher tous ces dessins de la pratique de la photographie et de la fonction qui l’a popularisée au XIX me, celle du portrait photographique qui permettait de fixer à l’identique avec la réalité le visage d’une personne. D’autres dessins, encore, Les imaginés du Fayoum (année 2000) évoquent les portraits du Fayoum (fin du Ier siècle avant J.C.,fin du IVème siècle après. J.C.) trouvés à partir de 1888 par Flinders Petrie en Egypte, lesquels peints du vivant des personnes, étaient placés après leur mort sur les corps momifiés pour ne pas oublier le visage des gens qui avaient vécu. Ne pas être oublié est dessiné en 1997. Trois autres dessins, de la série Ne pas oublier et L’abandon sont datés 2010.
Je conclurai sur une série de dessins plein d’humour, de grâce et de malice, intitulée L’homme en équilibre sur un pied (1987), où l’on voit un homme sur le point de chuter. Ces dessins trouvent leur source dans une mésaventure personnelle, le jour où Gérard Eppelé qui élaguait un chêne est tombé. La série qui présente l’homme dans l’action, un pied en l’air, l’autre semblant chercher l’appui d’un fil ou d’une surface sûre où se poser, présente la même action sous différents angles, comme si l’artiste tournait autour de son sujet. Ainsi, la chute est-elle transformée positivement en recherche d’équilibre. Ce choix lexical est beaucoup plus significatif que la simple coquetterie personnelle de vouloir qualifier positivement une mésaventure. C’est la préservation de la vie qui est en question quand cet homme semblable à un funambule, bras largement écartés du torse, une jambe levée haut, comme un danseur, joue avec les équilibres. Le trait du dessin frise en abondance de pleins et de déliés, il est vivant sans être tendu outre mesure. Maintenir l’équilibre d’une vie, voilà une leçon pleine de sagesse et plutôt convaincante qui ponctue une œuvre en constante interrogation sur la vie et la mort.
texte de Florence Laude, septembre 2011.
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