Gabriel Delprat est devenu arlésien dans les années 1968, s’installant avec sa femme dans une vieille maison familiale. Un immeuble situé dans le périmètre des arènes d’Arles. On devine que pour l’artiste, la vie et l’art ne sont jamais distingués, mais entrelacés comme deux fils de chaîne et de trame dans un tissu. L’atelier est indistinct de l’appartement de Gabriel Delprat, il en est comme une ramification, si ce n’est la veine principale. Une vaste pièce blanche sous les toits dont les fenêtres donnent sur la rue. Un poêle pour chauffer en hiver. De grandes tables, une pour entreposer des travaux, préparer des encadrements, une autre pour les travaux en cours, une table ronde autour de laquelle nous prendrons un verre. Une table d’architecte aussi. Partout des travaux visibles, en cours de réalisation, des papiers blancs, des cadres, des outils utiles à l’artiste et quelques objets sculptés. Contre le mur, au sol, empilements de tableaux de divers formats adossés, ils sont classés par thèmes. De grandes toiles d’arbres, des platanes, ceux qui figuraient dans l’exposition Le Jardin déplié en 2007 à l’Espace Van Gogh et à la chapelle Saint-Martin du Méjan. Les œuvres montrées abordent plusieurs thèmes poursuivis depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui. Gabriel Delprat y travaille en même temps, prolongeant pour chacun ce qu’il appelle un cheminement, soulignant que dans tout ce qu’il fait il y a toujours un lien.
Plis et Replis
Dans la série des peintures sur papier, Plis- Replis , commencée dans les années quatre-vingts, ces formats de belle taille (55 x 75 cm) présentent un papier plissé et teinté dans le cœur même de la matière. Pour travailler sur le pli, de la manière qu’il le souhaitait, c'est-à-dire réaliser un pli plein qui ne soit pas obtenu par froissement mais par plissement, au sens géologique, Gabriel Delprat a été conduit à fabriquer lui-même son papier. Ainsi, il apparaît que le pli n’est pas un état secondaire ou une altération de la surface, mais une émergence résultant de poussées internes. Le papier est ainsi perçu comme matière vive laissant imaginer dans les circonvolutions mousseuses aux reliefs sensuels, des trognes grimaçantes ou des masques grotesques. Toutefois, elles s’inspirent d’abord de l’observation du paysage, plus particulièrement de l’action du vent qui, effleurant la surface les marais salants, fait mousser l’écume à sa surface, l’agrégeant au rivage en formes délicates et nuageuses. Une autre série, Martelière, propose une variante aux premiers reliefs Plis-Replis. Le papier, toujours travaillé en plis dans la masse semble alors contenu par des dessins - peinture acrylique noire appliquée au pinceau fin - de formes géométriques, rectangulaires et verticales, figurant les martelières, ces plaques de métal qui, comme des couperets de guillotine, sont levées ou abaissées dans les canaux pour gérer le flux de l’eau entrant dans les bassins. Dans la série Martelière, les contrastes sont multiples. Contraste coloré du noir sur blanc, du relief blanc paraissant tranchés ou absorbés par les rectangles sombres. Les plis ici semblent organisés de façon plus symétrique, tels des voiles affalées, bouillonnant de trop de matière, butant sur quelque obstacle. Certains tableaux, jouant sur les effets de dédoublement ou de miroir semblent désorienter l’espace sitôt construit. Deux éléments statiques sont représentés, l’écume et la martelière, mais c’est le vent, immatériel et impalpable qui crée le dessin et le volume. Ainsi le pli et repli sont-ils la manifestation d’une cause invisible, mais tangible, le vent qui lèche les marais.
L’artiste est un inlassable arpenteur, observateur de la nature et du travail de l’homme qui façonne le paysage arlésien et plus particulièrement, les prairies de la Crau. Longtemps, souvent, il a voulu accompagner tous ces gens qui font des métiers particuliers, ces hommes qui, à pied ou a vélo, chaussés de grandes bottes, vêtus de coupe-vent, parcourent les prés, font pousser l’herbe, la coupent, entretiennent les faussés et, en hiver, mettent le feu aux troncs des saules laissant de grandes béances noires, comme des ventres fendus, éviscérés que Gabriel Delprat a figuré dans quelques dessins titrés Saules Calcinés. De cette moisson d’impressions est issue la série des peintures à l’acrylique sur papier l’enjambée , dans les années 2001. Il a puisé à la source, livré ses impressions colorées, formelles, poussé vers l’abstraction, gardé la sensation épurée d’une vibration de l’herbe dans le vent, un sillon, un bouquet de fleur, le bleu d’un ciel, la botte d’un homme, le cadre ou la roue d’un vélo, une pelle, le reflet d’une image dans l’eau. Tout cela retravaillé dans l’atelier, découpé, recomposé par delà le réel, sur la base de quatre carrés juxtaposés pour former des rectangles de 40 x 50 cm.
Il est des gestes, presque symboliques, que l’on perçoit de façon récurrente dans l’élaboration du travail de l’artiste, celui de faire l’image, de dégager, d’extraire l’icône à partir de l’observation, puis, par découpages et assemblages successifs, de recomposer un dessin, un paysage intérieur visible. De même qu’il fait figurer la martelière, sorte de couperet, Gabriel Delprat coupe lui aussi dans le flux des matériaux vivants auxquels il puise. De même le paysan fabrique-t-il le paysage et qu’une vue surplombante fait apparaître la juxtaposition des parcelles, avec papiers, peintures et ciseaux, l’artiste compose un paysage imaginaire ancré dans le réel d’un territoire, mais juxtaposant des impressions plus personnelles, plus abstraites, sans masquer les lignes de rupture, de suture. Deux gestes qui semblent s’opposer : séparer - assembler, mais essentiels pour laisser place dans l’ouverture du geste suspendu, à l’inattendu de la rencontre. Il est toujours possible de renouveler , de donner naissance. Comme le saule qui repousse après le feu qui l’a rongé de l’intérieur, l’oeuvre est un phénix qui ne cesse d’être à nouveau, un renouveau. Tout ce qui est créé est à la fois la fin d’un parcours, autant dire quelque chose d’achevé, mais aussi ce que l’on dépose ou que l’on écume pour aller au-delà.
Longtemps Gabriel Delprat s’est interdit, bien que fasciné par la figure tutélaire, de travailler autour du peintre autant que du personnage Van Gogh. Il a enfin réalisé une série de portraits - acrylique sur papier - de l’artiste Hollandais tenant le couteau à raser (encore ici l’image du couperet) avec lequel il s’entailla l’oreille. Silhouette de visage avec une main qui monte vers l’oreille, le couteau déployé. Instant saisi avant le geste fatal. La réalisation est sobre, va à l’essentiel, épure la lutte héroïque, mais vouée à la défaite, de l'homme contre la fatalité. Ce geste que Van Gogh n’a pu retenir. Par des lignes qui ne dessinent que l’essentiel, la qualité des noirs denses, ultimes, la force du trait qui ne pouvant plus se contenir vacille à en éclabousser la surface, Gabriel Delprat peint la tragédie d’un individu, mais aussi la tragique condition de l’homme. En contrepoint du geste fatal, Gabriel Delprat opère un retrait, il choisit l’instant qui précède, ce fil du côté de la vie qui résiste. Celui qui peint, au moment où il crée reste du côté de la vie, vainqueur encore des forces qui l’assaillent, angoissant mélange de grandeur et de faiblesse. Quelque part, il est celui qui luttant encore, affirme qu’il est vivant avec une opiniâtre adversité.
Texte de Florence Laude, août 2011.
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