dimanche 24 juin 2012

rencontre avec delphine poitevin

Delphine Poitevin est une amie artiste, rencontrée à Aix il y a une dizaine d’années alors qu’elle était étudiante à l’université en cursus de lettres modernes.   Parisienne pendant  douze ans, de  1999 à  2011, avec une parenthèse aixoise de 2002 à 2003. Elle vient de se réinstaller  à Aix, dans un petit appartement du centre ville  proche du Palais de Justice.  Je lui ai demandé de me parler son travail, ayant suivi pendant ces années parisiennes, quelques unes des expositions qu’elle était venue faire  à La Garde (Var) pour l’association Elstir, à Saint-Cyr-sur-Mer dans une ancienne conserverie de câpres ou à Aix-en-Provence et Bouc-Bel-Air avec l’association Perspectives, sur le thème de l’air en 2010 – 2011.  J’avais envie de lui consacrer un article bien qu’elle n’ait  pas d’exposition prévue dans un avenir proche.  Maman d’un tout jeune Gabriel, elle est en train de chercher des repères  dans une ville à redécouvrir et à investir en tant qu’artiste.  Elle a accepté de se prêter au jeu des questions pour retracer son parcours, expliquer sa démarche et envisager le présent.
Quand nous nous sommes rencontrées au début des années 2002, tu étais revenue à Aix depuis peu.  Qu’est-ce qui t’a conduite vers le dessin, la photo et le film d’animation  dans lesquels tu t’exprimes  aujourd’hui ?
Après un bac Arts au lycée Zola à Aix, j’ai commencé une première année en fac d’Arts-Plastiques mais  cela ne m’a pas convenu. J’ai alors bifurqué vers les Lettres Modernes où une amie (Maya)était inscrite, je l’ai accompagnée dans certains cours et j’ai apprécié. Je crois que j’avais des attentes trop précises en ce qui concernait les études d’art,  la littérature, au contraire,  était plutôt une rencontre sans a priori.  J’ai écrit  une maîtrise en 1997 : les écrits de Michel Leiris sur Francis Bacon. Lors de mon Master 1 en arts plastiques en 2007 - 2008, j’ai analysé les œuvres de certains artistes :  Oscar Munoz, BernardMoninot, Georges Rousse, Barbara Camilla Tucholski et  William Kentridge.  Sans doute, pourra-t-on, à travers leurs travaux et leurs préoccupations, percevoir des points de connexion avec  mes réalisations personnelles. Après ma maîtrise de lettres en 1997, j'ai passé une équivalence avec la licence d'arts plastiques, puis  je me suis inscrite à la Sorbonne à Paris.  Je n’ai pas terminé mon master 2, mais j’y songe actuellement.  Entre l’année 2000 et 2007, j’ai arrêté mes études, j’ai quitté Aix pour Paris où je dessinais tout le temps, j’ai eu des opportunités pour exposer et pour travailler à Mantes la Jolie, où j’animais des ateliers d’art  dans une école municipale d'art.
A quel moment  ton travail a-t-il pris la direction que nous lui connaissons actuellement ?
 Il  y a eu une période, où je travaillais beaucoup sur ordinateur, j’ai réalisé certains films d’animation, en flash, tel que Duo et Suites  en 2005, Tracés en 2006.   Par ailleurs,  habitant dans un tout petit appartement, j’avais souvent besoin de sortir et de travailler en extérieur.  Je passais mes après midi dehors munie de mon appareil photo et mon travail était de parcourir les rues et de photographier.  J’aimais beaucoup Evry où je logeais, ce n’était pas une ville musée,  au contraire, un espace en plein changement, avec des terrains vagues, des espaces en travaux, si bien que certains sujets photographiques se sont imposés :  des échafaudages dont les structures métalliques recouvertes de  bâches prenaient le  vent comme une voile,  des objets simples du quotidien, sans grande valeur, papiers cellophane, sac plastiques, matelas  abandonnés sur des coins de trottoirs que j’ai intitulés Délogés . 
J’ai donc  voulu, au travers du dessin,  aborder des sujets qui prenaient plus en compte l’espace que j’aimais photographier, les photos étaient sur l’ordinateur et je me suis dit, pourquoi ne pas se servir de cet espace ?  C’est ainsi que j’ai utilisé  la palette graphique pour dessiner  sur  ces espaces  photographiés.  Le dessin ne procède pas d’une image mentale préformée, mais il se fait au fil d’une pensée mouvante. Pareil à un tissu, il se forme progressivement fibre après fibre.

Les premiers espaces  sur lesquels je suis intervenue, sont des photos de murs délabrés que j’ai intitulées Danse du dedans et qui datent de 2007.  Le dessin par le biais de la palette graphique est une projection mentale, sans contact physique de la main ou de l’outil sur le  matériau, je  me déplace virtuellement dans le lieu et, par les zooms arrière ou avant, je joue sur les déplacements, la proximité ou l’éloignement. Le dessin donne l’impression de se déployer dans l’espace, il prend appui, s’étire, se noue en de multiples faisceaux.  Angles de mur, poignées de porte, sols et encoignures de fenêtre…  Parfois c’est un micro univers que j’investis, parfois je prends plus de recul.  C’est un va-et-vient dans l’espace et dans le temps, une exploration mentale.  
C’est tout à fait différent de ce que j’ai pu réaliser ensuite, quand il m’a été possible de dessiner in situ, comme dans les dessins Propagation de 2008 .  Propagation est un dessin mural réalisé dans un foyer d’handicapés mentaux, l’Envol (Yvelines).  Le dessin à la mine de plomb part d’un radiateur en fonte, se propage sur les murs et se dissémine dans l’espace environnant.  Le dessin révèle  certains aspects du lieu qui passeraient inaperçus sans l’intervention graphique.  Les stries, les trous et les taches présents sur le mur sont incorporés au dessin. 
Il me semble que ton travail de dessin ( laisser une trace  sur un plan) est presque toujours associé à d’autres dimensions, celles de l’espace  et du temps, c'est-à-dire, très proche des préoccupations des films d’animation.  Je me souviens  de  Duo et Suites que tu avais montré dans la galerie Aix-Position, rue Lisse des Cordeliers, en 2005.  On y voyait deux corps évoluer dans le temps et l’espace et se transformer.  Aujourd’hui je découvre Pièces, un ensemble de séquences où des objets très simples comme des chaises, des tables, des matelas, des structures géométriques architecturées en évolution. 
Les dessins animés sont une mise en espace du dessin qui peut correspondre au désir d’inclure le spectateur dans un nouvel espace, celui de la dimension du film.  La projection Duo et Suites faite à la galerie Aix-Position en 2005 avait le souci  de mettre les deux figures en mouvement au ras du sol pour donner l’impression qu’elles évoluaient dans le même espace que le spectateur. Le spectateur se trouvait ainsi immergé dans l’univers du dessin animé, c’est ce que je recherchais.   Pour Pièces,  plus récent (voir la vidéo en fin d'article),  le dessin animé est élaboré à partir de dessins faits dans des cahiers.  Il ne s’y passe pas grand-chose, ce sont comme des saynètes autour d’objets qui se transforment, la poussière qui s’accumule, des plantes qui poussent et déforment un matelas, une chaise qui devient tuteur pour la végétation. Les objets sont une structure sur laquelle viennent se greffer des choses plus organiques.  L’animation donne la vie, le mouvement dans des décors  d’objets très simples du  quotidien, mais ces films animés ne sont pas des histoires, d’où la difficulté de les montrer dans certains lieux ou sur des sites web, ce sont des objets artistiques qui ont besoin du référent, il faudrait les voir dans le lieu où le dessin a été produit, projetés in situ.
Tu ne réalises cependant pas seulement des films, je vois ici des dessins imprimés sur calque, qui peuvent se regarder en  superposition.  Ils évoquent aussi des objets du quotidien, on reconnait un matelas, des structures architecturées, des végétaux, des bâches, comme ceux que  tu prends en photo, sont-elles le point de départ de ces dessins ?
Non, ce n’est pas tout à fait cela.  J’utilise les photos, comme je l’ai dit, pour les retravailler au moyen de la palette graphique en dessinant sur  des calques superposés que je fusionne ensuite.  J’interviens avec des dessins assez simples, fluides, des faisceaux  et le dessin se crée comme des fibres s’incorporant à l’image . 
Quand je travaille les dessins que tu vois ici imprimés sur  des calques, je ne me sers pas des photos comme de modèles, je ne les regarde pas, j’en ai certainement la mémoire, les différentes expressions artistiques que j’explore  sont proches et mes sujets d’intérêts pour l’objet banal , les espaces urbains déconstruits rémanents. Je dessine beaucoup,  au feutre fin sur de petits carnets, ce sont des dessins d’imagination que je scanne ensuite et agrandis au format A3 (le plus souvent).  J’aime travailler dans des carnets de croquis, des ébauches, des études,  car  j’aime  me dire que mes dessins ne sont que des recherches (qu’ils ne sont pas destinés à devenir un dessin qui sera exposé) qu’un dessin  pourra peut-être être repris et scanné puis retravaillé.  Les dessins réalisés dans les carnets sont donc parfois scannés puis imprimés sur calques.  Je trouve que le calque par sa transparence et son opacité me permet des agencements intéressants.
Tout d’abord, la qualité de l’impression sur du  calque est particulière.  Je développe aussi mes photos sur calque, la lumière, les ombres, les matériaux ont une densité, une luminosité et une sensualité bien particulière qui  m’intéressent.  Ensuite, je peux me livrer au jeu des superpositions qui rejoint encore une fois le procédé des films animés, mais  d’une autre manière avec la persistance de l’image, comme un palimpseste et  son effacement  progressif, l’altération de la couleur qui devient laiteuse, comme une ombre  plus informelle.  On ne sait plus si quelque chose est en train de disparaître ou au contraire en train de naître.  Par exemple, je peux dissocier aussi le dessin de la structure  (forme géométrique) de celui de l’envahissement par  la poussière qui se superpose point par point est encore une reprise de la notion de temps,  la notion de sédimentation du quotidien avec le temps qui s’écoule et altère la perception de l’objet. Pour d’autres dessins, ce sont des plantes ou des racines qui poussent, la chose vivante qui se lie à l’espace structuré, qui vient s’appuyer sur lui mais en même temps en altère la forme puis s’émancipe de l’objet pour s’étendre et se propager .
Tu es plutôt une artiste urbaine, tu explores les zones en friche, les terrains vagues,  comme on en rencontre dans les grandes villes.  Comment vas-tu poursuivre ton travail ici, à Aix qui est bien différente de Paris  ou d’Evry ?  
Certes, le déménagement est déroutant et  je n’ai pas eu assez de temps devant moi pour entrer dans un nouveau projet, même si l’envie de faire de nouvelles choses commence à se faire sentir.  Mon enfant est encore petit et je n’ai pas beaucoup de temps libre à consacrer à mon travail personnel.  J’ai été surprise de réaliser que le changement d’univers et les conditions de vie extérieures ont en réalité autant d’impact sur moi et sur mon travail.  Je n’avais pas conscience jusque là que l’univers extérieur, le paysage comptait autant.  Autrefois j’avais beaucoup plus de facilité à travailler à partir d’un univers intérieur, j’entrais dans une pièce, je prenais un crayon et je me mettais au travail.  Maintenant, le monde extérieur est beaucoup plus présent, c’est pratiquement un matériel et je me rends compte que depuis 2007- 2008 je ne conçois plus le travail artistique enfermée chez moi.  J’ai envie que le réel soit pris en compte, j’ai envie de partir de choses concrètes que je vois.  A Evry, ça allait de soi, ce qui m’intéressait c’était d’explorer le milieu dans lequel je vivais,  les chantiers, les échafaudages, la ville.  Je pense qu’en étant arrivée ici (à Aix), il va y avoir un autre intérêt extérieur qui va se produire, je n’arrive pas à imaginer un travail qui ne se nourrirait pas de l’extérieur, de la ville, c’est un rapport au monde que je traduis dans mes dessins et mes photos.

Quand j’ai quitté Delphine, je pensais au photographe Eugène Atget et à Claude Vénézia  (dont j’avais vu certaines photos  exposées récemment à Aix, Rue du puits Neuf, par Alain Paire)  des photographes qui ont voulu témoigner de la transformation de la ville, de sa modernisation symbolisée par la percée des boulevards haussmanniens (Atget) ,  la disparition du quartier entre les Halles et le Marais, pour construire le centre Georges Pompidou (Vénézia) et je me suis dit que le travail de Delphine,  de façon très consciente,  nous  montre le  temps qui passe et  la métamorphose des quartiers.   Ce n’est certainement pas pour rien que la dimension temporelle, intrinsèque au film, une succession de tant d’images par seconde fait écho à  la superposition des calques, comme des couches de sédimentation. Sédimentation que l’on retrouve de façon explicite dans les  poussières qu’elle dépose point par point sur les objets, en altérant la surface.  Son esthétique, un peu minimaliste,  s’accorde au dépouillement  des scènes qu’elle photographie, des épures qui laissent place à la contemplation, plus qu’à la rêverie, car ce ne sont pas univers oniriques qu’elle explore, mais bien le réel, même si l’on sent un certain détachement dans les envols, les effilochages et les effacements.   Je me demande si,  au contraire, cette artiste si délicate  et si intuitive, plutôt que de faire disparaître le monde qui nous entoure,  ne nous amène-t-elle pas, avec subtilité et poésie à regarder là où le regard ne s’attarde pas en général, où l’œil balaie la surface d’un coin de trottoir  encombré d’un papier  ou d’un matelas usagé qu’elle traduit par le titre Délogés,  une manière  de prendre parti pour les invisibles et les laissés pour compte de l’espace urbain. Pour cette artiste très littéraire, on pense aussi à Georges PérecLes Choses  et à Francis Ponge, Le parti pris des choses.  Accorder de l’importance, à contre courant du bling-bling, du lisse et du neuf, à ce qui  atteste  de la vie, d’un héritage, même  des plus déshérités.

Pour plus d'informations concernant Delphine Poitevin, je vous conseille son blog:
et un lien vers une vidéo disponible sur youtube:

Pièces, dessins animés

Pour exemple, je voudrais citer ce poème de Ponge, Le cageot,  qui me semble, avec plus  un demi-siècle d'écart, parler avec la même sensibilité que les dessins de Delphine Poitevin:

Le cageot

A mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques - sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.

F. Ponge, Le Parti pris des choses, 1942

 

 

1 commentaire:

pierre vallauri a dit…

Bon sang , mais c'est bien sûr.
Pourquoi n'y avais-je pas penser plus tôt. "Traits... intimes".
Grâce à toi une nouvelle "révélation" (terme volontairement emprunté à la photographe, car j'en étais resté aux photos de la série "Danse du dedans") accompagnée (comme d'habitude) d'une réflexion intime tout aussi pertinente. Merci à toi une fois de plus tu nous fais découvrir bien des choses, comme Delphine.