Montagne Chemin
installée dans la galerie du 200 rd 10, aux Lamberts, à Vauvenargues,
Raymond Galle
"En 1982, des universitaires réunis en colloque débattaient du paysage, voici ce qu’ils annonçaient : « Le paysage, géographiquement et esthétiquement, n’existe plus… Le paysage appartient au passé. La puissance de l’homme le détruit ou le déclasse, de même que la picturalité l’a relégué au musée ou à l’académie…Nous avons perdu le paysage ». (Mort du paysage ? actes du colloque de Lyon. éd : Champ Vallon 1982) Double perte donc, du paysage en tant qu’expérience vécue (le paysage géographique) et du paysage en tant qu’image peinte (le paysage esthétique). Comme le titre du colloque l’annonçait, il s’agissait d’argumenter autour d’un fait accompli : la mort du paysage. D’après les commentateurs, cette mort aurait été causée par les défigurations, blessures et autres dégradations infligées à la nature par les formes d’évolution des sociétés modernes : pollutions industrielles, extension des réseaux de communication, croissance des villes, adoption d’une agriculture à haut rendement, déforestation… Dégradée, la nature ne serait plus présentable ni représentable.
Si le caractère volontairement alarmiste de cette prédiction formulée il y a trente ans nous semble compréhensible, pouvons-nous souscrire à ses conclusions ? Non, à savoir que le paysage est vivant, se porte bien alors que les agressions contre la nature se sont aggravées. La liste des dégâts causés par l’homme à la nature ayant considérablement augmenté on aurait pu s’attendre, au vu de l’analyse de ces universitaires, à une liquidation pure et simple du paysage. Il n’en est rien, le paysage géographique prospère encouragé qu’il est par des mesures de préservation, de classement, d’actions locales d’embellissement des espaces naturels, aussi bien publiques que privées ; les interventions d’artistes dans la nature pullulent et on ne compte plus les photographes, les vidéastes ou les peintres qui prennent la nature pour sujet, sans compter les images de nature qui envahissent nos écrans.
Ce qui nous semble avoir été oublié dans le diagnostic formulé dans les années 80, ce que les universitaires n’ont pas vu, c’est que le paysage n’est pas la simple transcription d’un existant. La défiguration de la nature n’entraîne pas automatiquement la renonciation à la représenter, c’est même exactement l’inverse qui se produit, à savoir que les injures faites à la nature alertent notre conscience sur la nécessité de la représenter. Cela revient à dire que le paysage n’est rien d’autre que l’expression de la conscience que nous avons tous que les dégâts qui sont infligés à la nature pourraient à terme nous en priver. Le paysage est l’expression inquiète d’une possible privation de nature. C’est en cela que le paysage, loin d’être mort, est d’une brûlante actualité. Le paysage est une réponse à une demande, à une soif de nature, comme peuvent en témoigner le goût de la promenade, les efforts d’embellissement des sites, l’afflux d’images et la peinture. Ainsi, la société, consciente d’être engagée dans une course contre la montre pour sauver la nature d’une mort annoncée, fait du paysage le sujet emblématique d’une cause dédiée à sa préservation.
Pour en rester à la seule peinture de paysage, ce que les universitaires statuant sur la mort du paysage n’ont pas vu c’est que les causes dont ils assurent qu’elles vont provoquer la disparition du paysage sont les mêmes qui historiquement ont présidé à son apparition. Quand le paysage apparaît-il ? Pourquoi apparaît-il à ce moment-là ? La plupart des historiens de l’art s’accordent pour nous dire que le paysage, en tant qu’image peinte, apparaît au XVème siècle. Avant cela il faut croire que les hommes n’éprouvaient pas le besoin de représenter la nature, sans doute pour la simple raison qu’ils ne vivaient pas séparés d’elle. C’est probablement le Moyen-Âge qui a institué une distance à la nature propice à l’éclosion de la conscience d’un manque et donc à une demande de nature dont le paysage est l’expression. En effet, les institutions du Moyen-âge ont élevé des remparts de protection devant une nature redoutée, des forêts remplies d’esprits et de maléfices, d’animaux sauvages, de brigands et de soldats. La religion, quant à elle, l’exclut du champ du désir de ce monde en proposant l’au-delà à l’attente des hommes, des échappées vers le haut par le chant et par la prière à l’intérieur de l’espace fermé des abbayes. Les premiers pas de la science vont dans le même sens, elle se présente comme une enquête sur la nature en utilisant une approche théorique et spéculative. Elle procède par une mise à distance des phénomènes. Même la subjectivité, qui apparaît à cette époque, prend la forme d’une élévation, d’une prise de hauteur, regard toisant du sujet sur le monde objectivé symbolisé par l’ascension d’un sommet, cela est sensible dans la façon dont en parle Pétrarque faisant l’ascension du mont Ventoux. Ce sont les gens des villes, qui se sont regroupés pour fuir les campagnes peu sûres, qui vont le plus souffrir de cette distance à la nature et exprimer le plus vivement le désir de se rapprocher d’un espace dont ils se sentent expropriés.
Moment de retrait, de mise à distance de la nature, objectivement et subjectivement manifeste, le Moyen-Âge a produit dans les consciences un sentiment de perte, de manque, de déficit de nature qui a débouché sur une demande que la Renaissance a essayé de combler. Le paysage apparaît (et non disparaît) quand la nature disparaît du champ visuel des humains. Il fut la réponse de la Renaissance à la privation de nature organisée par le Moyen-Âge.
Notons que ce genre artistique nouveau, le paysage, si différent des formes artistiques du Moyen-Âge, ne naît pas en réaction aux formes artistiques qui l’ont précédé, mais en réponse à la façon dont une société vit son rapport à la nature. Là aussi les universitaires se trompent lorsqu’ils nous expliquent que le paysage de 1982 serait mort parce que l’art se serait élevé d’un degré pour atteindre le seuil de l’art abstrait, comme si pour eux, le domaine de l’art était hermétique aux problématiques d’époque.
Nous venons de parler des conditions d’apparition du paysage mais au fond toute l’histoire du paysage peut se concevoir sous cet angle, sous l’angle de l’expression imagée de notre rapport à la nature. Dès qu’un sentiment de privation de nature se fait sentir, une demande de nature émerge et cherche satisfaction dans le paysage, construction imagée de nos angoisses de perte.
Dès son apparition au XVème siècle, le paysage se présente comme une image fabriquée, quelque chose de visuel qui s’adresse à l’esprit et au moyen duquel on entend répondre à une demande collective plus ou moins clairement formulée. C’est en raison de la portée d’une telle image que l’expression de ce besoin n’est pas laissée à la seule initiative du peintre. Ce seront les puissants de l’époque, le prince, le clergé, le bourgeois, ceux qui sont en charge des âmes et des affaires, qui consigneront dans un cahier des charges précis la façon dont le message devra être formulé. Le commanditaire dictera le contenu du tableau dont il est clair pour lui qu’il doit viser à rassurer le spectateur sur le fait qu’il peut en toute quiétude contempler ce qui auparavant l’effrayait : les terres sont cultivées, les campagnes sont pacifiées, le commerce prospère, les traités de paix se concluent, les conquêtes se font, l’ordre et la hiérarchie se respectent. Le paysage est un message culturel, une mise en scène du bon gouvernement du royaume. Du tableau accroché au mur du palais, le prince attend qu’il rassure sur son aptitude à réintroduire la nature dans le champ visuel de son peuple.
Tant que le puissant en a les moyens c’est lui qui, au nom des intérêts supérieurs, dicte l’ordonnancement de la toile, message de cohésion sociale sous couvert de maîtrise des forces naturelles. Quant au peintre, en recherche contradictoire de commandes et d’autonomie, on le voit progressivement basculer vers l’expression d’une inquiétude quant à la façon de considérer la nature. Ces deux mouvements vont imprégner le paysage entendu comme réponse à une demande de nature. D’un côté, le paysage va témoigner de la capacité des puissants, puis de la science et enfin des académies, à apprivoiser la nature, à la rendre harmonieuse, belle, équilibrée, enviable, remplie de modèles idéaux, l’inscrivant dans une unité perceptive, signifiant par là qu’elle est la garantie de notre cohésion sociale. D’un autre côté, le paysage va exprimer le caractère indomptable de la nature, se poser en antithèse du mouvement de raison ou redéfinir une autre façon de regarder la nature, autant de façons de marquer de l’inquiétude quant au contenu du rapport que nous entretenons avec la nature.
Car le paysage condense la façon dont, historiquement, nous avons organisé notre rapport à elle. Nous, occidentaux, avons depuis toujours considéré la nature comme un objet à maîtriser. Sans doute avons-nous voulu imiter l’exemple de ce que les Dieux ont fait du chaos qui existait sur terre. Les Dieux des mythes fondateurs, tout en mettant de l’ordre dans le chaos initial, nous ont mis sur la voie d’un comportement qui allait imprégner nos pensées et nos actions depuis les Grecs jusqu’à nos jours. Depuis le début, la philosophie, la religion, puis la science, ont considéré que la nature était un espace auquel il fallait s’arracher. La matrice constitutive de notre rapport à la nature est marquée par sa mise à distance en vue de sa maîtrise par des moyens culturels. Nous nous sommes éloignés du monde des phénomènes par la voie de l’abstraction mathématique, nous avons transformé la nature en objet de connaissance, si bien que toute notre culture est irriguée par un schéma qui place l’arrachement et la distance à la nature au centre de sa compréhension. Cette prise de distance à l’égard de la nature est constitutive de notre culture, c’est notre matrice. Au fond, c’est ce parti pris culturel qui en dernier ressort a créé au cours des temps le sentiment d’un détachement originel contre lequel nous ne pouvons pas grand chose, sinon le célébrer ou le contester. Nous sommes pris dans le tourbillon vertigineux d’un modèle de distanciation qui a fait notre succès mais dont nous mesurons aujourd’hui qu’il pourrait nous conduire à la perte. C’est ce qu’exprime le paysage, quelque chose qui représente une nature dont nous sentons le manque mais que nous sommes incapables de préserver sinon par l’image. Quelque chose de notre impuissance. Car l’art n’est pas le lieu d’une révolution possible de nos comportements. En effet, il faudrait une révolution pour changer une matrice qui de plus en plus se retourne contre nous. De ce point de vue le paysage ne peut être qu’une consolation, la possibilité de voir ce que nous aimons avant que tout ne soit dévasté.
Il a fallu attendre le formidable goût du XIXème siècle pour le réel pour voir se réaliser le vœu du peintre. Enfin débarrassé des contraintes extérieures, des commanditaires, des maîtres et des académies, il peut planter son chevalet où il veut et représenter ce qu’il voit. Il peut faire l’expérience du voir. C’est compter sans le fait qu’en dernier ressort ce sont les contraintes intérieures qui nous imposent des façons de voir. Cette expérience du monde phénoménal qui s’étale à la vue, cette expérience de la luxuriance, de l’extraordinaire complexité du réel, de l’infini variété des propositions qu’offre le spectacle de la nature, ce désordre, cette confusion, est justement ce qui tient encore éloigné. Dans l’entreprise de rapprochement qu’il amorce, le peintre est tenu à distance par la nature elle-même. Plus il s’en rapproche et plus elle lui échappe. Il croit voir et il ne voit que de la profusion. Comment retranscrire la complexité de ce qu’il a sous les yeux ? La réponse qu’il donne se lit sur le paysage qu’il peint. Il fait comme tant d’autres ont fait, le philosophe ou le physicien, il s’arrache à ce qu’il a sous les yeux. Pour rechercher l’élémentaire il procède par abstraction, par réduction de la diversité à l’unité, il propose des signes lisibles par tous, des archétypes, des formes qui n’existent pas dans la nature mais qui vont finir par parler à l’esprit de ceux qui regardent. Il fait du paysage un objet de reconnaissance. Dans la démarche qu’il entreprend pour se rapprocher d’une chose en activant ses facultés visuelles, il ne sait rien faire d’autre que de s’en détacher pour rendre la fulgurance du réel lisible par tous. Il s’aide d’une grammaire, c’est à dire d’abstractions, le cercle, le carré, la verticale…Face à un morceau de nature il ne sait rien faire d’autre que d’offrir un morceau de culture. Il aboutit à un artifice, à quelque chose qui satisfait l’esprit même si ça trompe l’œil. Un procédé technique, la peinture, vise à travers le paysage à rassurer sur l’existence de modèles stables dans la nature, modèles géométriques pouvant à l’occasion symboliser la subjectivité humaine. On pourrait même expliquer la peinture moderne et notamment le Cubisme, l’art géométrique, la peinture de Mondrian et celle de Malévitch, comme une exaltation de la matrice qui irrigue toute l’histoire de la pensée occidentale.
En définitive le renouveau du paysage est une bonne nouvelle en ce sens qu’il est la manifestation d’une réaction contre un état du monde naturel en cours de dégradation accélérée. Cependant il montre ses limites qui sont de n’offrir qu’une image de cette dégradation ou bien des formes qui mentent sur sa santé véritable. Dans un cas comme dans l’autre c’est bien l’esprit qui est activé mais pas dans le sens d’un bouleversement des raisons qui font exister le paysage. Le paysage n’est pas capable de changer notre rapport à la nature, il en formule seulement le souhait. "
Raymond Galle (Mai 2011)
Le temps me manque pour rendre compte des échanges entre les élèves et l'artiste, mais le dialogue se poursuivra dans les semaines à venir. Eux qui ont une certaine idée de ce que doit être un paysage peint, interrogeaient avec une curiosité sincère et attentive le cheminement de l'artiste, les voies qu'il a entrepris d'explorer, ses choix esthétiques et techniques qui les ont parfois surpris. Ensemble, dire que le chemin nous a menés un peu plus avant n'est pas que littérature....
Un grand merci à Raymond Galle d'accepter, si régulièrement, de partager avec les élèves de notre établissement son temps, ses pensées et son art.
L'exposition est encore visible à la
Galerie 200rd10, Les Lamberts, route de Vauvenargues,
du 1er au 22 octobre 2011
tous les jours du mercredi au dimanche
de 16h à 19h.
04 42 24 98 63
200rd10@free.fr
www.raymondgalle.com
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