jeudi 4 août 2016

Fais-moi un signe


Ici, une sorte de collage ou de montage qui pourra agacer parce que reliant entre elles  des réalités plutôt  dissemblables, mais c'est ainsi que l'idée progresse par enjambées et par bonds. Il y a pourtant un fil qui relie ces différentes perles et  vient du thème proposé par l'association Perspectives, "Fais-moi un signe", pour l'année 2016-2017. Pour le moment la porte est  ouverte à une curiosité et les quelques oeuvres (peu nombreuses au regard de tout ce qui pourrait être envisagé comme répondant à l'injonction  "fais-moi un signe" ! ) me semblent avoir quelques points communs, l'humain et son rapport au monde et à l'autre (sujet qui m'intéresse avant tout), le désir de connaissance, la lecture de l'avenir, etc... 

En avril dernier j'avais donné rendez-vous à ma soeur devant  la Halle Saint-Pierre  pour visiter l'exposition L'esprit Singulier  montrant une partie de la collection de l'Abbaye d'Auberive,  rassemblée par   Jean-Claude Volot.
Je voulais en particulier revoir des sculptures de Patrice Cadiou (je reparlerai de lui prochainement ayant pu visiter son atelier à Auberive, dans le cours du mois de Juillet), l'intégralité des dessins réalisés pour l'album Premier Hiver  de l'ami Kamel Khélif  (il exposait en même temps ses derniers dessins  dans la galerie Béatrice Soulié, rue Guénégaud). Jusqu'au 26 août on peut encore voir l'expo qui présente également des oeuvres  de Fred Deux, Louis Pons, Hans Bellmer, Zoran Music, Jean Rustin, Paul Rebeyrolle, Ernest Pignon Ernest, Georges Bru, etc...  (voir le dossier de presse de l'expo ici). 


Au cours de la visite, au premier étage, je suis tombée sur deux tapisseries  réalisées en fibres synthétiques (?) qui,  vues de loin, donnaient  l'impression surprenante ( vis à vis des oeuvres qui les entouraient) d'une imitation un peu clinquante (à cause de l'or ) et made in China de tapisseries plus traditionnelles ...  Néanmoins, de plus près le dessin était vraiment impressionnant, de belle facture, saisissant.  J'y ai souvent repensé, depuis.
 La tapisserie de gauche  représentait  "La Pythie face aux signes" et celle de droite un visage de jeune femme, on devinait qu'il avait été beau, à présent mutilé, en partie décomposé, "la beauté bafouée" de Stéphane Blanquet.
Stéphane Blanquet  est auteur-dessinateur de bandes dessinées, réalisateur courts films d'animation et d'installations et participe à des projets collectifs  publiés, traduits ou exposés dans le monde entier. Je ne le connaissais en tant que dessinateur de BD. Il faut découvrir la diversité de son travail sur son site http://www.blanquet.com/
Dans "La pythie face aux signes", la jolie petite fille au premier plan a une allure  intemporelle, avec ses tresses et sa robe d'enfant sage, mais ce qu'elle tient entre ses mains et regarde avec attention est un crâne d'animal écorché. Elle est assise à l'avant d'un paysage où l'on voit clairement une grosse fleur claire et ce que l'on pourrait prendre pour un feuillage, mais qui à seconde vue pourrait tout aussi bien être une cage thoracique. Le paysage à l'arrière plan est contemporain, urbain. Au loin des hommes marchent sur un monticule constitué de débris, sont-ce des ruines ou des déchets (produits par une société de surconsommation)?
Bien des éléments rappellent ceux d'une composition baroque à la manière des Vanités ?   ( voir la reproduction du tableau de Philippe de Champaigne)




 "La Pythie face aux signes" (gauche), "La beauté bafouée" (droite)

Stéphane Blanquet, "La Pythie face aux signes" - 2015- 170 x 240  et "La beauté bafouée"
La Pythie est, dit le titre figurant sur le cartel,  face aux signes, visage grave recueilli sur la contemplation d'un crâne que l'on dirait celui d'un chien,  posé sur ses genoux.  La pythie  était dans la période de la Grèce antique, une jeune vierge choisie par les prêtres du temple d'Apollon à Delphes, et c'est par sa bouche que le dieu énonçait ses  prophéties.   Ici, l'enfant face aux signes  tourne  le dos au paysage apocalyptique alors que le spectateur lui  fait face. Selon ces points de vues on pourrait dire que le spectateur de cette tapisserie est face à bien plus de signes que la Pythie ( ou des signes lisibles autrement? )... tout est en définitive là sous nos yeux ... pourquoi chercher ailleurs des signes en réponse à ce que l'on voit ? Constat de notre incroyable propension à tourner le dos à la réalité du monde que nous créons ?  Quel rôle assigner à l'enfant ? Quel  avenir lui donne-t-on en héritage à déchiffrer ?
La référence à l'antiquité dans le titre  me semble moins une manière de parler du passé que d'évoquer le monde contemporain religieux, tourné vers le divin, plus que jamais ... mais à quelle religion est-il fait allusion ici ? Religions anciennes ou explosion massive de nouveaux mouvements religieux ?
Le dessin est réalisé en tapisserie, le tissage de fils est-il un clin d'oeil aux fils de la vie,  ceux-là  que les Parques avaient loisir de tisser et de couper  ayant ainsi tout pouvoir sur la vie humaine, dont elles pouvaient interrompre le cours à leur gré ?
Et que dire des couleurs qui dominent dans cette tapisserie ? Le rouge évoque le feu et le sang, tout ce qui est à la fois dynamique et violent, la passion et l'honneur. Il faut rappeler que dans l'antiquité, l'excès des passions était considéré comme négatif, attirant la vengeance des dieux ( Némésis). Peut-être pour cela aussi, le rouge est-il associé au danger ?   L'or représente la puissance de l'argent et des biens matériels, la richesse.  Peut-être convient-il de se méfier de tout cet or répandu, tout ce qui brille n'est pas d'or et la richesse peut n'être qu'une illusion, un mirage, un mensonge ? En contrepoint à cela, la robe de la fillette et la fleur sont particulièrement "dorées", beautés et richesses fragiles à entourer de soins et chérir comme de vrais trésors ?


Philippe de Champaigne (1602 - 1674) , Vanité, allégorie de la vie humaine

Dans la figuration de cette Vanité, on remarque que la tulipe est également rouge et or (couleurs reprises sur le haut du sablier). De plus, à l'époque où le tableau fut peint (XVIIème siècle), les Pays-Bas connurent ce que l'on a appelé La crise de la Tulipe ( en 1637 à Amsterdam), soit l'augmentation spectaculaire du prix de l'oignon de tulipe pouvant atteindre dix fois le salaire annuel d'un artisan, suivie de  l'effondrement des cours, provoquant la première grande crise financière de l'histoire...  Je vous laisse envisager les parallèles que l'on peut faire avec l'époque contemporaine... La tulipe, fleur coupée, est une richesse encore plus éphémère et illusoire que le bulbe : infertile et déjà morte (ou en survie). 

Voilà quelques uns des signes que me lance cette tapisserie de Stéphane Blanquet et qui m'ont fait apprécier cette oeuvre, au delà du premier regard, au delà du premier signe qu'elle m'a lancé.

Par association d'idée j'ai  pensé au générique d'un film d'Agnès Varda que je trouve génial: Cléo de 5 à 7 que voici...

Agnès Varda, Cléo de 5 à 7 ( 1962) le générique de début, la séance chez la cartomancienne. 
A 17 h, Cléo une jeune chanteuse, consulte une cartomancienne, inquiète de connaître  les résultats des examens médicaux qui doivent lui révéler si elle est ou non atteinte d'un cancer.  L'action du film d'Agnès Varda se déroule en temps réel le 21 juin 1961, de 17  à 19 heures. C'est donc l'histoire d'une attente ... d'une vaine ( ?) occupation du temps pour tromper l'angoisse de la mort annoncée dès le générique par la lecture des cartes de Tarot. Le film est divisé en treize petits chapitres ...
Une petite merveille tragique mêlant les registres de façon émouvante.
Je vous renvoie à la fiche du film qui apporte des éléments intéressants quant à sa lecture. C'est là 


Il n'y a qu'un pas à faire pour visiter le Jardin des Tarots imaginé et conçu par Niki de Saint-Phalle et  Jean Tinguely. Il fut réalisé entre 1979 et 1993 (ouvert au public en 1998), en Italie sur la commune de Capalbio.
Les cartes du tarot sont transposées en immenses sculptures dont certaines sont habitables.  Lire ici.
Et voir le film, là :
 

Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, "le jardin des tarots". Œuvre publique, Pescia Fiorentina, Italie. Un film de Louise Faure et Anne Julien.

Enfin, j'ai pensé au  Jeu de Marseille, réalisé par les artistes surréalistes alors qu'ils étaient réfugiés à la Villa Air-Bel à Marseille, sous l'occupation, entre 1940 et 1942, lorsque Varian Fry pilotait le Comité Américain de Secours ( CAS) . Voir la liste les artistes ayant dessiné les cartes du jeu (sous l'impulsion et le contrôle d'André Breton) sur la photo ci-dessous:

 Ce jeu a été édité par André Dimanche (la maison d'édition se trouvait 10, cours Jean Ballard à Marseille). Mon édition indique 1983.
 Un aperçu des figures:


Ce que  dit la notice  ( rédigée par André Breton) :
La fin de 1940 et le début de 1941 ont vu se joindre ou se croiser à Marseille diverses personnes afférentes au mouvement surréaliste ou à quelque égard situables par rapport à lui. C'étaient Arthur Adamov, Victor Brauner, André Breton, René Char, René Daumal, Frédéric Delanglade, Oscar Dominguez, Marcel Duchamp, Max Ernst, Jacques Hérold, Sylvaiin Itkine, Wifredo Lam, André Masson, Benjamin Péret, Tristan Tzara. Beaucoup d'entre eux avaient coutume de se réunir au château "Air-Bel" où nous résidions, Victor Serge et moi et où les accueillait en toute cordialité Varian Fry, président du Comité Américain de Secours aux intellectuels. Souhaitons que ce dernier conte un jour prochain ce qu'était le décor de ce grand parc  [...] Au nombre des expériences qui ont pu requérir les surréalistes à Marseille - et desquelles ne sont pas de leur part plus exclus que d'ordinaire le goût de la recherche et la volonté de continuer à interpréter librement le monde - figure en bonne place l'établissement d'un jeu de cartes qu'on puisse tenir pour adapté à ce qui nous occupe sur le plan sensible aujourd'hui. Les historiographes de la carte à jouer tombent d'accord pour noter que les modifications qu'elle a subies au cours des siècles ont toujours été liées à de grands revers militaires, dans d'ailleurs s'expliquer autrement à ce sujet. Ce qui, ici, est récusé par nous de l'ancien jeu de cartes, c'est, d'une manière générale, tout ce qui indique en lui la survivance du signe à la chose signifiée : qui se souvient par exemple, ou se soucie de la signification symbolique du "carreau" qui, par l'intermédiaire du pavé des villes, semble, en dernière analyse, désigner les marchands et par surcroît exprimer historiquement la bourgeoisie montante ? Et à qui les quatre emblèmes imprimés aux coins des cartes font-ils songer aux fers d'armes privées que tout usage  depuis quatre cents ans ? [...] C'est ainsi que nous avons été conduits à adopter, correspondant aux quatre préoccupations modernes que nous tenions pour majeures, quatre nouveaux emblèmes, à savoir:
 Amour ..............Flamme
Rêve ..................Etoile (noire)
Révolution.........Roue (et sang)
Connaissance....Serrure
 La hiérarchie, à partir de l'as se maintenant de manière suivante:
Génie - Sirène - Mage - Dix - Etc.
chacune des figures (de personnage historique ou littéraire) étant celle que d'un commun accord nous avons jugée la plus représentative à la place assignée, soit:
Flamme: Baudelaire, la Religieuse portugaise, Novalis
Etoile : Lautréamont, Alice, Freud
Roue: Sade, Lamiel, Pancho Villa
Serrure: Hégel, Hélène Smith, Paracelse
Le joker se présente sous les traits d'Ubu, dessiné par Jarry.


 CQFD:  Quatre oeuvres autour du signe - qui font signe(s) - et restent à déployer dans leurs lectures ...
F.L.

1 commentaire:

pierre vallauri a dit…

Merci Florence pour ces rapprochements visuels et littéraires qui nous font signe.
Le jardins des tarots de Niki de Saint Phalle que j'ai eu le bonheur de visiter est une véritable merveille.
Dans l'attente de ta visite à Auberives...